Une université japonaise brise les tabous en enseignant les traditions d'un peuple réprimé
Lorsque Yuko Honda a voulu créer en 2009 une bourse pour les étudiants aïnous mais aussi un club célébrant la culture de ce peuple autochtone du nord du Japon, elle s'est heurtée à une résistance farouche face à un sujet jugé "tabou".
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Publié le 17-02-2023 à 10h38
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Lorsque Yuko Honda a voulu créer en 2009 une bourse pour les étudiants aïnous mais aussi un club célébrant la culture de ce peuple autochtone du nord du Japon, elle s'est heurtée à une résistance farouche face à un sujet jugé "tabou".
"Cela a provoqué une réaction très violente" car "la question des Aïnous était vue comme quelque chose qu'on ne doit pas toucher", explique à l'AFP cette professeure d'études culturelles à l'université de Sapporo, sur l'île septentrionale de Hokkaido.
Un an plus tôt, le Parlement nippon avait adopté, après des décennies de pression, une résolution pour reconnaître les Aïnous en tant que peuple autochtone de l'archipel.
Signe d'un changement de mentalité envers cette minorité, dont les terres à Hokkaido ont été annexées par le Japon en 1869 et qui a subi pendant près de 150 ans un processus d'assimilation forcée, la bourse Urespa connaît aujourd'hui un grand succès. Par ailleurs, plusieurs dizaines d'étudiants, qu'ils soient d'ascendance aïnoue ou non, participent chaque année au club culturel où sont enseignés la langue, les danses et l'artisanat aïnous. "Nous nous éduquons mutuellement", dit Mizuki Orita, une étudiante aïnoue de 20 ans.
Elle-même a grandi en chantant avec son frère et sa soeur des chansons traditionnelles aïnoues, mais sa mère et sa grand-mère ont subi comme elle des discriminations à cause de leurs origines. "On me disait que je puais car j'étais Aïnoue", dit la jeune femme.
De son côté, Manao Kanazawa a rejoint le club pour en apprendre davantage sur les méthodes de chasse traditionnelles de ce peuple mais s'est d'abord demandé si elle y avait sa place, étant originaire du centre du Japon et dénuée de racines aïnoues. Une amie aïnoue l'a cependant rassurée, "car j'étais intéressée par les Aïnous et je venais pour apprendre", dit cette étudiante de 23 ans. Avant la création de la bourse, seuls 20% des descendants de ce peuple poursuivaient des études supérieures, estime la professeure Yuko Honda, d'origine japonaise mais qui a vécu et enseigné dans la communauté aïnoue de Nibutani, près de Sapporo.
"Traditions amputées"
Après l'annexion de Hokkaido par le Japon, les Aïnous ont été forcés de parler la langue japonaise et d'abandonner leurs traditions comme les tatouages faciaux des femmes. La honte longtemps associée à leurs origines, que beaucoup choisissent encore de cacher, rend difficile l'estimation de leur population. Le dernier recensement à Hokkaido, en 2017, a dénombré 13.000 Aïnous.
Le Japon a passé en 2019 une loi finançant la conservation de la culture aïnoue, et l'année suivante le Musée national et le parc aïnou Upopoy ont ouvert à Hokkaido comme un "espace symbolique d'harmonie ethnique". Mais pour certains, ces efforts sont insuffisants et trop tardifs. Le Japon offre "des subventions à certains groupes aïnous pour que les gens puissent étudier la culture, mais n'aide pas nécessairement les individus par le biais de la discrimination positive", explique Eiji Oguma, professeur de sociologie à l'Université Keio à Tokyo.
Certains estiment par ailleurs que la bourse Urespa est une forme de discrimination, en excluant les personnes qui ne sont pas de d'ascendance aïnoue. "Les jeunes Aïnous ont besoin d'aide pour reconstruire ce qu'ils auraient eu" sans les politiques d'assimilation forcée, ajoute Mme Honda, évoquant leurs "traditions amputées". Certains d'entre eux sont encore réticents à déclarer leur ascendance aïnoue pour obtenir la bourse, dit-elle.
L'universitaire pense cependant que le club a aidé les étudiants aïnous à avoir "moins peur" d'évoquer leurs origines, en particulier après des échanges avec des étudiants issus de peuples autochtones du Canada et de Nouvelle-Zélande.
Mizuki Orita dit être encore parfois victime de moqueries quand elle se présente comme Aïnoue, mais profite de ces occasions pour parler de son peuple. "Je veux que les Aïnous soient à la tête du mouvement autochtone au Japon", affirme-t-elle. "Je veux bousculer les choses et faire des vagues".