"Pie XII avait aussi opté pour l'Ordre nouveau!"
L'attitude de Pie XII face aux lois raciales et à la Shoah revient à la une à la veille du 50e anniversaire de son décès. La revue jésuite "Civiltà cattolica" déplore ses silences à propos des lois anti-juives de Mussolini. Chez nous, Dirk Verhofstadt est particulièrement sévère sur le temps de guerre. Rencontre.
- Publié le 25-09-2008 à 00h00
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D'ici le 9 octobre, ère des commémorations récurrentes oblige, on reparlera beaucoup de Pie XII. L'association américaine de dialogue interreligieux "Pave the way" a déjà ouvert la voie en organisant un colloque qui tendait à montrer une fois encore, documents et témoignages à l'appui que la légende noire d'un Pape indifférent au sort des Juifs pendant la Seconde Guerre était exagérée.
Une manière de relancer le procès en béatification bloqué suite aux nombreuses critiques sur l'attitude du Pape face à la Shoah. Dirk Verhofstadt, animateur du thinktank " Liberales " mais aussi juriste et communicateur et aussi disciple de Karl Popper pour qui il n'y a pas de vérités mais que des hypothèses à vérifier s'est immergé dans le dossier, en le remettant à plat. Sans a prioris quoi qu'on puisse en dire dans la presse flamande: il a notamment rencontré Peter Gumpel qui instruit le procès en béatification... Et cela fait un impressionnant ouvrage " Pius XII en de vernietiging der Joden " (1) qu'il a présenté mercredi à Amsterdam et hier à Gand. Une analyse fouillée et engagée qui renforce la thèse d'un Pape " qui savait mais qui n'a pas (assez) agi "... Rencontre.
Qu'est ce qui vous a amené à étudier ce dossier?
J'ai produit naguère la série documentaire historique "De laatste getuigen" ( "Les derniers témoins"), cinq émissions où Cas Van der Taelen avait donné la parole à sept prisonniers politiques et à autant de prisonniers raciaux belges de la Seconde Guerre. Je m'intéresse donc de longue date à la question, largement nourri aussi par la bibliothèque familiale sur le sujet. Alors que l'on veut nous convaincre que Pie XII mérite d'être béatifié, j'ai voulu repartir d'une feuille blanche et me suis plongé dans les documents à charge et à décharge. Mais j'ai l'impression que la discussion ne sera vraiment close que le jour où le Vatican aura ouvert toutes ses archives sur la période. J'ai néanmoins analysé à fond les 11 volumes des "Actes et Documents"déjà publiés par le Saint-Siège sous l'impulsion du P. Pierre Blet,sj tout en étudiant les archives des évêques allemands et en ayant correspondu avec des spécialistes tels que Alberto Melloni et parlé avec le postulateur de la cause, le P.Peter Gumpel, sj...
Votre conclusion est ravageuse pour Pie XII...
On ne peut pas nier qu'il ait entrepris des démarches. Il était très bien informé. Mais si Gumpel est profondément convaincu que le Pape était un saint, il faut se poser une grave question morale: pourquoi alors n'a-t-il pas réagi davantage face à ces milliers et milliers de gens en situation de détresse avec sa connaissance de la réalité? Dans l'état actuel des recherches, il n'est plus possible de suivre le raisonnement de son secrétaire le P. Albert Leiber selon lequel il ne savait rien. Avec une structure pyramidale comme celle de l'Eglise et une présence dans tous les pays et donc dans tous les camps, dans les pays de l'Axe comme dans les pays alliés et enfin dans les nations neutres, il était l'autorité la mieux informée de toutes...
Mais depuis le début des années 1960 et la pièce de Rolf Hochhuth, le Vatican n'a cessé de dire qu'il ne s'était pas tu...
Oui, mais a-t-il parlé suffisamment? Ne s'est-il pas imposé le silence pour des raisons stratégiques? Il aurait pu éviter l'ampleur du drame en prenant davantage position. Car même dans la SS, il y avait encore 23 pc de catholiques sans parler des milliers de croyants dans la Wehrmacht.
Le plus grave est que ces catholiques nazis n'ont pas été freinés mais encouragés par un grand nombre d'évêques. Sur le front de l'est, il y avait presque 1000 aumôniers aux côtés des troupes. Non pas pour les ramener aux principes du message chrétien mais pour les encourager à poursuivre le combat et à le gagner au nom du régime nazi. Les cardinaux savaient aussi parfaitement ce qui se passait: un rapport de fin novembre 42 de M gr Faulhaber (Munich) qui était un proche du pape Pie XII parle explicitement de la question juive et des atrocités commises par la SS (les Einsatzgruppen) en Russie. Bien sûr, pour se justifier le haut clergé et l'Eglise en général a invoqué la lutte contre le bolchevisme mais il persista dans l'erreur jusqu'au bout: alors qu'Hitler est mort, le cardinal Bertram a demandé dans les jours suivants à ses prêtres de célébrer une messe de requiem afin que "le fils du Tout-Puissant" comme il appelait Hitler puisse être accueilli au paradis!
Selon vous Pie XII a sacrifié le monde institutionnel catholique dès 1933...
Oui, ayant été nonce en Bavière puis à l'échelon allemand avant de devenir Secrétaire d'Etat, MgrPacelli a permis la remise en question de l'Etat de droit et dans la foulée l'élimination progressive du monde catholique institutionnel laïc. Il n'y a pas eu de réaction lorsque le patron de l'Action catholique allemande Klausener a été assassiné en 1934; il n'y en a eu qu'une et fort restrictive, force est de le constater, pour les Juifs convertis au catholicisme un an plus tard lors de la promulgation des lois racistes de Nuremberg. Et on peut continuer de la sorte sous le Troisième Reich: quand les enfants juifs sont interdits d'école en 1938, puis quand il y a eu la nuit de cristal, le sommet de l'Eglise s'est encore claquemuré dans un assourdissant silence...
Mais à décharge, l'Eglise oppose toujours l'encyclique "Mit brennender sorge"!
Oui, on la présente souvent dans les milieux ecclésiaux comme une condamnation du nazisme mais quand on la lit d'un peu plus près, on constate qu'elle ne parle que des excès contre le concordat. Si l'Eglise a réagi, ce n'était que parce que ses intérêts étaient en jeu. Il y a également le message radiodiffusé de Noël 1942 mais là encore sur un discours de quelque trois quarts d'heure, Pie XII n'évoque les déportations que dans une seule phrase et encore pas directement, parlant des injustices commises au nom de leur nationalité ou origine.
Pensez-vous que s'il était intervenu avec force, cela aurait pu changer la face de la guerre ?
Il y a quand même une série de constats frappants: Hitler n'avait pas du tout envie d'être affaibli sur son front intérieur et il y lâcha du lest à plusieurs reprises. Ainsi suite à la dénonciation par Mgrvon Galen des massacres contre les handicapés, il a fait arrêter ce programme. Il a dû compter alors avec la réaction de nombre de mères de famille mais aussi de certains de ses soldats, des pères de ces enfants... Il a aussi fait interrompre le retrait des crucifix des écoles bavaroises en 1941. De même Pie XII n'a rien fait là où il aurait pu agir avec une certaine force: à propos de la Shoah hongroise qui intervient très tard dans le déroulement de la Seconde Guerre en 1944, il n'est vraiment intervenu que 21 jours après la libération de Rome par les Alliés le 4 juin 1944. Entendez qu'il n'y avait plus de danger à ce moment-là de le voir pris en otage ou de voir le Vatican bombardé comme on l'a parfois dit à cette époque. Pire, le pape Pie XII fut le seul chef d'Etat avec Hitler à recevoir en audience le dictateur croate Ante Pavelic. J'en suis dès lors venu à faire un plus terrible constat encore: si le Pape était viscéralement adversaire du bolchevisme, il était aussi un adversaire résolu des démocraties libérales et il s'inscrivait dans le large courant de l'époque en faveur d'un Ordre nouveau qui sacrifiait également sans réels remords les hommes politiques catholiques et l'action des mouvements chrétiens.
Pie XII tout en connaissant bien la réalité allemande a aussi pu être influencé négativement par les évêques allemands.
Non, replaçons-nous dans le contexte de cette époque. Comme chef spirituel de l'Eglise catholique, il avait une autorité absolue, mieux, il aurait même pu se référer à son infaillibilité mais il ne l'a jamais utilisée pour infléchir le cours des événements. Sous son pontificat, il n'y recourerait que pour proclamer le dogme de l'Immaculée Conception! Et, hélas, il est terrible de constater qu'il a aussi fermé les yeux sur les comportements de certains membres de la hiérarchie catholique comme MgrHudal, un évêque autrichien dont il est établi qu'il a joué un rôle essentiel dans la mise en place de filières d'évasion nazies vers l'Amérique du sud.
Vous avez étudié aussi la position de l'Eglise belge. Comment la caractériseriez-vous?
Dans les milliers d'actes et documents du Vatican, j'ai trouvé seulement quelques interventions du cardinal Van Roey. Terrible constat: l'intervention la plus connue ne concernait pas le sort des prisonniers, ni des Juifs mais elle avait trait à la saisie des cloches des églises! Que l'on ne se méprenne cependant pas: en soulignant de manière étayée et incontestable les lacunes, les oublis, les gestes du Pape et des leaders d'Eglise, je n'oublie jamais non plus tous ceux qui au sein de la même institution ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs. Je pense à l'évêque de Liège, MgrKerkhofs, à tant d'abbés et de religieux discrets et je peux confirmer que l'abbé René Ceuppens, dans l'entourage direct de Van Roey, est intervenu aussi pour sauver des vies comme l'a montré Andrée Geulen qui a permis de sauver de nombreux enfants et adultes juifs par son action dans la résistance avec le Comité de défense des Juifs. Mais à côté de ces actes de bravoure, de courage pouvez-vous vraiment imaginer comme on a voulu le faire croire que le cardinal Van Roey n'était pas au courant des déportations alors que la caserne Dossin se trouve à quelques centaines de mètres du siège de l'archevêché dans la rue Goswin de Stassart?
Bon, vous déplorez l'attitude de Pie XII mais que dire de celle des autorités alliées? Ne sont-ils pas autant coupables de ne pas avoir agi davantage?
Je n'ai pas esquivé la question non plus: j'ai consacré un important chapitre de mon livre aux lacunes à cet égard des Alliés. Il est incontestable que eux aussi savaient et qu'ils n'ont pas fait ce qu'ils auraient pu faire. Par exemple le refus d'aider les Juifs pendant la conférence d'Evian en 1938 et de bombarder les chemins de fer vers Auschwitz pendant l'été 1944. Mais d'un autre côté, il ne faut pas oublier qu'ils ont jeté des milliers de soldats dans les combats. Ils ont quand même pris leurs responsabilités dans le conflit. Par contre, du côté du Vatican, le Pape n'a jamais utilisé sa très haute autorité morale et n'a, à ma connaissance, jamais excommunié un nazi. Je ne suis pas catholique, je ne suis pas croyant mais la béatification de Pie XII m'interpelle car imaginez que l'Eglise finisse par s'y rallier eu égard au passé de guerre. Etait-ce alors la volonté de Dieu de laisser commettre ces exactions? Ce serait une nouvelle gifle pour les Juifs. L'on pouvait aussi penser que ses successeurs auraient admis ce funeste manque de responsabilités. Mais là aussi, la déception a été grande. Ni Jean-Paul II, ni Benoît XVI qui en ont eu l'occasion en se rendant à Auschwitz n'ont été aussi loin, le pape allemand laissant même croire que ce n'était qu'une minorité de criminels de son pays d'origine qui avait permis que l'on commette la Shoah!
(1) Le livre de 512 pp, illustré a été publié chez Houtekiet et n'existe pour l'heure qu'en version néerlandaise