Au bout de la route, la Belgique
Elle fête Losar, le nouvel an tibétain, et prend congé à Noël. Elle s’appelle Paldon Norbu et tient le café "En stoemelings" à Ixelles. Il y a du "zinneke" dans cette jolie femme, franche et indépendante, évoluant entre les cultures.
Publié le 21-01-2011 à 04h15 - Mis à jour le 21-01-2011 à 07h21
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Reportage Elle fête Losar, le nouvel an tibétain, et prend congé à Noël. Elle s’appelle Paldon Norbu et tient le café "En stoemelings" à Ixelles. Il y a du "zinneke" dans cette jolie femme, franche et indépendante, évoluant entre les cultures. "Je suis belge, mais je ne sais pas dire si je suis tibétaine", dit-elle avec ce délicieux belgicisme, "parce que je ne suis pas sûre que la communauté me considère comme telle. On se dit : "elle fume, elle boit, elle est européenne !" Moi je me sens tibétaine face à un Tibétain, francophone face à quelqu’un qui parle français."
Née en Inde, Paldon a foulé pour la première fois le sol belge enfant. Derrière le comptoir du bar qu’elle a repris avec son père Tenzin Norbu il y a trois ans, de discrets petits drapeaux à prières et un texte du Dalaï Lama que des amis lui ont ramené de son pays natal - "là-bas, quand j’étais petite, je le considérais comme un dieu. Maintenant, c’est un homme que j’admire beaucoup." L’histoire de Paldon, 36 ans, ne ressemble à aucune autre. Ses parents travaillaient au service de Michel Czetwertynski, ambassadeur de Belgique en Inde, alors qu’elle vivait à l’internat tibétain de Mussoorie(1). "L’ambassadeur a été rappelé à Bruxelles, mais il aimait tellement mes parents qu’il nous a fait venir !" La jeune fille grandit dans la famille Solvay à La Hulpe, va dans la même bonne école que les enfants, "j’ai eu cette chance". Puis "j’ai un peu chipoté", reconnaît-elle. "J’étais bohème, je fréquentais des artistes." A l’orée de la vingtaine, elle enregistre un disque, "About you", mais ne persévère pas, pense aujourd’hui qu’elle ne voulait "de toute façon pas être chanteuse". Alors elle poursuit sa route ailleurs, travaille ici et là, voyage dans le monde. "Curieusement, je n’ai jamais pensé à aller au Tibet ! C’était pourtant un rêve d’enfant quand j’étais à Mussoorie, mais on était dans l’ambiance, entre Tibétains, on pleurait d’avoir perdu notre pays "
Quand elle pose le pied sur le sol belge dans les années 80, très peu de compatriotes vivent ici - le premier, aujourd’hui décédé, est arrivé dans les années 60. "Je perdais le vocabulaire, j’oubliais la langue." Depuis, la Belgique, qui accueille la plus grande communauté tibétaine de toute l’Union européenne, est devenue l’une de leurs destinations privilégiées, avec les Etats-Unis, le Canada et la Suisse. Mais pourquoi quitter le toit du monde pour vivre sur le plat pays ?
A l’origine de l’exil tibétain, l’arrivée des troupes communistes chinoises jusqu’au cœur de l’ancienne "ville interdite" en 1950. Une "libération" pour les uns, une "invasion" pour les autres. Des années d’occupation quoi qu’il en soit, faites d’oppression, de collectivisations, de destructions culturelles, de sinisation forcée, d’exploitation des ressources, que ne contrebalance pas le développement économique de la région. Alors qu’éclate la guerre de Corée, peu s’émeuvent de la situation d’un Tibet qui cultivait soigneusement son isolement. Issu d’une famille noble n’ayant aucun avenir dans la société maoïste, Tenzin Norbu, le père de Paldon, figure parmi les premiers à fuir le pays, sans se douter que les méandres de l’existence l’amèneraient un jour à cuisiner les pâtes du prince Laurent de Belgique, au service duquel il restera pendant neuf ans.
A la suite du Dalaï Lama en 1959, des dizaines de milliers de personnes prendront la route de l’exil, traversant le plus souvent à pied la plus haute chaîne montagneuse au monde. Parmi cette masse d’anonymes, Gyaltsen Drolkar, qui goûte au "sentiment de sécurité" en Belgique depuis six ans, incarne à elle seule le destin tragique du Tibet. Jeune nonne en 1990, elle prend part à une petite manifestation dans les jardins du palais du Norbulingka à Lhassa, avec l’idée folle de réclamer l’indépendance de son pays et de crier "longue vie au Dalaï Lama". "Je ne suis pas quelqu’un d’éduqué, je voulais faire quelque chose pour mon pays et je ne connaissais aucun autre moyen." Ce 21 août 1990, en quelques minutes à peine, Gyaltsen paie ses espoirs de sa liberté et de sa santé. Condamnée à quatre ans de prison pour "activités séparatistes", elle découvre les tortures, les privations, les confinements solitaires, les travaux forcés, la malnutrition, les cours de rééducation patriotique des prisons de Gutsa et de Drapchi. "Je n’ai jamais pensé qu’un jour je serais libre. Il était difficile de nourrir quelque espoir. Tellement de choses étaient insupportables."
Mais la flamme de l’insoumission ne s’éteint pas. La jeune femme et treize de ses compagnes se procurent un magnétophone et profitent des moments de relâchement de la surveillance pour enregistrer des messages et des chansons populaires. Quand les autorités s’en aperçoivent, les voix vibrantes d’espoir résonnent dans toute la ville de Lhassa et, pis encore, dans le monde. Les quatorze nonnes chanteuses de Drapchi voient leur peine multipliée. Gyaltsen, considérée comme l’une des meneuses, écope de huit ans supplémentaires.
A sa sortie de prison, son avenir reste sombre, sa liberté relative. Marquée du sceau "prisonnier politique" et physiquement diminuée, elle organise sa fuite. Elle s’entraîne, répétant des dizaines de milliers de fois des prosternations devant le temple du Jokhang, comme les dévots qui s’y pressent chaque jour. Elle trouve un passeur qui, pour 3 000 yuans (340 €), lui ouvre la voie de l’Himalaya. Ballottée dans un camion avec une vingtaine d’autres candidats à l’exil pendant quatre jours, elle pose le pied à terre pour s’enfoncer dans la chaîne montagneuse, gravir ses cols et traverser ses rivières, harassée par le froid et la neige qui lui arrive parfois jusqu’à la taille. Pétrie de douleurs, vestiges de douze années derrière les barreaux, elle ne peut plus avancer, supplie ses compagnons de l’abandonner pour ne pas augmenter les risques déjà grands de se faire repérer par une patrouille chinoise. "J’ai pensé à ces enfants qui allaient en Inde pour avoir une éducation, aux parents qui avaient fait des sacrifices pour eux." Seule dans l’immensité, elle se cache, s’enfouit dans la neige, s’endort. "Je pensais vraiment que j’allais mourir." Mais elle se surprend à vivre encore, grimpe à quatre pattes à la lumière de la lune. Après deux jours et deux nuits, l’estomac tiraillé par la faim, elle tombe sur un adolescent égaré de son groupe, puis sur deux moines de la vallée partis à la recherche du jeune homme. La faucheuse attendra.
Des récits de fuite, il en existe des dizaines de milliers, souvent pudiques et laconiques, certains heureux compte tenu des dangers, d’autres dramatiques. Ils racontent l’arnaque d’un guide tibétain, les tirs des soldats chinois, les coups et le racket des gardes népalais, et même le refoulement contre de l’argent. Ils témoignent de la mort venue lécher les corps et envahir les esprits, du froid qui pourrit les membres. "Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays", énonce la déclaration universelle des droits de l’homme. Mais pourquoi diable voudrait-on quitter le paradis communiste ?
En 2009, près de 800 personnes ont été enregistrées au Centre de réception géré par l’Onu à Katmandou - on ne sait combien ont échoué. En 2006, ils étaient 2 400, mais le flux a faibli depuis les manifestations de mars 2008 et le renforcement des patrouilles chinoises le long de la frontière népalaise. Les passeurs ont augmenté leurs prix en conséquence, jusqu’à 15 000 yuans (1 700 €) alors qu’on ne déboursait que 700 yuans en 1998. L’origine des réfugiés a évolué aussi ces dernières années, relève Ganden Tashi, un ancien prisonnier politique qui récolte des informations pour l’organisation International Campaign for Tibet (ICT) à Katmandou. "Dans les années 80-90, près de 80 % venaient de la Région autonome du Tibet. Aujourd’hui, près de 80 % viennent du Kham et de l’Amdo", régions couvertes par les provinces chinoises du Gansu, du Qinghai, du Sichuan et du Yunnan. Et, "alors que dans les années 90, ils n’avaient pas d’argent sur eux ni de bonnes chaussures, aujourd’hui ils ont des vestes et des chaussures appropriées, et du cash en poche".
Ces hommes, femmes et enfants fuient pour des raisons politiques, culturelles et religieuses, mais aussi économiques et sociales. Les anciens prisonniers politiques se font rares, relève Tenzin Losel, qui travaille pour ICT à Dharamsala. "La plupart sont des nomades ou des fermiers qui vivent très pauvrement et ne peuvent payer l’école pour leurs enfants." De nombreux petits franchissent ainsi les montagnes, en quête d’une éducation abordable et tibétaine, que n’offre pas la Chine. "Un tiers des arrivants sont des enfants", évalue Stéphane Jaquemet, représentant du Haut Commissariat pour les réfugiés de l’Onu à Katmandou. Pema (2), 21 ans, à Bruxelles depuis 2006, n’en avait que six quand ses parents les ont confiées, elle et sa sœur, à des passeurs : leur maman étant une activiste, ex-prisonnière politique, les petites n’avaient aucune chance de bénéficier d’un bon enseignement à Lhassa. Des images de l’échappée, au cours de laquelle Pema faillit perdre la vie, restent à jamais gravée dans sa mémoire.
"Une vaste majorité des exilés partent aussi pour pouvoir pratiquer leur religion et rencontrer le Dalaï Lama, un peu comme s’ils manquaient d’oxygène", note encore M. Jaquemet. Parmi eux, des moines et des nonnes bien sûr, qui veulent suivre un enseignement bouddhiste de qualité et échapper aux "activités" imposées par les autorités chinoises, telles que l’obligation de faire allégeance à la nation, de participer aux séances d’éducation patriotique, de renier le Dalaï Lama.
Ces Tibétains traversent l’Himalaya avec souvent l’Inde pour seul horizon, McLeod Ganj plus précisément, là où vit leur leader spirituel et temporel. Au fil du temps, la Belgique commence néanmoins à se faire connaître sur le haut plateau. Jusque dans ce village du Kham, où une dame âgée en a entendu parler : son petit-fils, moine, s’y est installé et y a trouvé une femme. Le plat pays accueille une communauté majoritairement jeune et laïque, en quête de libertés et surtout de conditions de vie décentes. Mais il abrite aussi une quinzaine d’anciens prisonniers politiques, dont quatre des quatorze nonnes chanteuses de Drapchi. Aucune n’a oublié leurs six amies restées au Tibet, ni Ngawang Lochoe, décédée en prison. Toutes savourent ce précieux sentiment de sécurité et de liberté. Parmi elles, Yangzom, 41 ans dont 12 passés derrière les barreaux. "J’étais convaincue que, pour en finir avec mon traumatisme psychologique et la souffrance, je devais fuir en exil." Arrivée en Inde en 2006, elle a choisi de poursuivre sa route vers la Belgique en 2008, "parce que c’est un pays libre, parce que certains de mes compatriotes et amis y résident déjà depuis des années" (3). Ici, "les maux ont disparu".
(1) Ville du nord de l’Inde, dans l’Etat d’Uttarakhand.
(2) Prénom d’emprunt.
(3) http://www.lalibre.be/actu/bruxelles/article/606596/les-maux-ont-disparu.html