"Nous restons des hôtes"
La nuit tombe sur Swayambunath quand le bus, au toit chargé de bagages et au pare-brise frappé des grandes lettres "tourist", sort de l’enceinte du Centre de réception des réfugiés tibétains dans la banlieue de Katmandou.
Publié le 22-01-2011 à 04h31 - Mis à jour le 22-01-2011 à 10h48
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Reportage Sabine Verhest La nuit tombe sur Swayambunath quand le bus, au toit chargé de bagages et au pare-brise frappé des grandes lettres "tourist", sort de l’enceinte du Centre de réception des réfugiés tibétains dans la banlieue de Katmandou. Il frôle les maisons, serpente quelques centaines de mètres entre de grandes demeures colorées, avant de prendre la route de New Delhi. Les passagers à son bord n’ont pourtant rien de touristes : tous viennent de fuir la Chine; ils étaient tenus de transiter par le Népal pour obtenir les papiers leur permettant de s’installer légalement en Inde.
Posté derrière la grille bleue de Nelen Khang, comme l’appellent les Tibétains, le gardien éloigne fermement les curieux. Car le centre attire du monde - espions à la solde de Pékin compris - et le Haut Commissariat pour les réfugiés de l’Onu (HCR) veut garder la plus grande discrétion sur ces hauts bâtiments jaunes et rouges dont l’existence ne tient qu’à un fil. "Il en va de la sécurité des Tibétains", explique un diplomate occidental. Depuis 1990, les voisins exilés du toit du monde n’ont plus le droit de s’installer officiellement au Népal. Aussi l’Onu a-t-elle conclu avec Katmandou un gentlemen’s agreement aux termes duquel les réfugiés tibétains peuvent, à tout le moins, transiter en toute sécurité sur son territoire. "C’est un acte humanitaire", explique Stéphane Jaquemet, le représentant du HCR dans la capitale népalaise. "Mais si l’une des parties ne veut plus jouer les gentlemen, l’accord sera rompu" , prévient Sambhu K. Lama, membre de l’Organisation des droits de l’homme du Népal (Huron).
"Plus la Chine aura de l’influence au Népal, plus la situation des réfugiés tibétains sera difficile", estime un diplomate européen. Il arrive d’ailleurs déjà que des Népalais trop zélés les renvoient d’où ils viennent, contre de l’argent et en violation du droit international. Petit Etat enclavé entre deux géants, "le Népal est dans la situation géostratégique la plus inconfortable au monde", affirme un autre représentant étranger. La Chine, qui dispose d’arguments économiques et financiers de poids, exerce une pression considérable pour que Katmandou restreigne les activités d’une communauté tibétaine évaluée à 20 000 personnes. Les manifestations, en particulier celles organisées devant l’ambassade de Chine, sont réprimées et les protestataires régulièrement arrêtés et/ou battus. "La police est devenue plus brutale avec eux, sans pour autant que ce soit devenu invivable", tempère un des diplomates interrogés. Le 3 octobre dernier, elle a en tout cas confisqué des urnes de l’élection des autorités tibétaines en exil, sur ordre de l’ambassadeur de Chine, au nom de l’indivisibilité de son pays.
La communauté tibétaine est florissante au Népal, vivant de la manufacture de tapis ou de l’artisanat. Mais les "droits civils, politiques et économiques" des réfugiés (et de leurs descendants) s’avèrent toujours "limités", déplore le HCR. La guerre, la crise, l’arrivée des maoïstes au pouvoir n’ont pas arrangé leurs affaires. "La communauté tibétaine est devenue politiquement et économiquement vulnérable" , remarque Ganden Tashi, ancien moine et prisonnier politique, qui travaille aujourd’hui pour l’ONG International Campaign for Tibet (ICT).
Tenzin Gawa a senti le vent tourner en 2008. "La situation s’est tendue" dans la foulée des grandes manifestations de Lhassa et d’ailleurs. Artiste peintre, ce maître thangka (1) vivait "à l’aise financièrement au Népal" depuis 1996, l’année de son départ du Tibet, raconte-t-il. A l’aise mais avec de faux documents, puisqu’il s’y était installé après la date fatidique de 1990. "L’avenir incertain" au sud de la chaîne himalayenne et l’impossibilité de retourner dans son pays natal sans risques l’ont décidé à s’envoler avec son épouse et leur petite fille pour la Belgique, avec un vrai visa Schengen apposé dans un faux passeport népalais acheté pour 180 000 roupies (1 850 €). "Mon beau-frère y habitait déjà", dit-il pour expliquer sa destination. "Soyons francs, tout Tibétain vivant au Népal rêve d’aller aux Etats-Unis ou en Europe ! Et on le sait, en Belgique, obtenir l’asile est facile", affirme Sambhu K. Lama. Cela étant, Tenzin a été débouté.
Les réfugiés accueillis au Centre de réception du HCR ne pensent en général pas si loin, leur objectif premier reste la terre d’accueil du 14e Dalaï Lama. Après trois ou quatre semaines dans cette aire de repos où ils se retapent et pansent leurs blessures en attendant les formalités, ils embarquent pour l’Inde dans le bus "touristique" affrété par la Lutheran World Federation. Kelsang et ses enfants sont passés par là. Dans un dortoir quasi vide du tout nouveau centre d’accueil construit dans la vallée de Dharamsala, cette grande femme vêtue d’une parka rose passe le temps avec ses deux jeunes garçons. Ils sautent sur un lit, se poursuivent, s’amusent avec le masque en papier que s’est confectionné le petit. Une quarantaine de nouveaux arrivants attendent, comme eux, de pouvoir être reçus par "Sa Sainteté" avant d’intégrer une école, un monastère ou un camp dans la région de leur choix. "Avant 2008, il en arrivait 2 500 à 3 000 par an, on ne savait pas où les mettre, le centre était étroit et bondé. Maintenant qu’on a ces nouveaux bâtiments dans un lieu calme et ouvert, ils ne viennent pas !", note le directeur, Ngawang Norbu. "La frontière est très surveillée "
Mais Kelsang a tenté le coup quand même. "Je ne veux pas que mes enfants étudient à l’école chinoise", justifie-t-elle. "Notre enseignement est meilleur qu’en Chine, parce qu’il se fonde sur notre culture, estime le ministre de l’Education du gouvernement tibétain en exil, Thupten Lungrig. Nous dispensons une éducation traditionnelle tibétaine et moderne à la fois." Mais, concède-t-il dans la foulée, "le niveau baisse" et "les jeunes perdent la façon de penser tibétaine". L’homme tente une réforme depuis 2003 pour inverser la tendance, mais l’accès à un enseignement supérieur reste ensuite onéreux et les bourses sont insuffisantes.
Certes, la réussite économique des réfugiés se révèle impressionnante compte tenu des circonstances, mais aujourd’hui les opportunités manquent, a fortiori pour des Tibétains qui préfèrent vivre ensemble afin de préserver leur culture. Les forces vives, pas assez compétitives par rapport aux Indiens, peinent à trouver du travail. Dans les communautés agricoles du Karnataka, les conditions de vie sont trop pénibles pour rêver y rester. Et dans la région de Dharamsala, saturée de restaurants et de magasins, les services, l’enseignement ou les ONG ne peuvent absorber toute la main-d’œuvre disponible. "Si vous êtes trop vieux pour étudier, il ne vous reste plus qu’à vendre des momos (2) ou des bijoux dans la rue", soupire Jampa. Certains optent alors pour le sweater business et quittent les contreforts de l’Himalaya en hiver pour écouler des vêtements bon marché dans des villes indiennes, comme Goa. Le taux de chômage s’élève néanmoins encore à 17 % de la population active et le revenu moyen des Tibétains d’Inde avoisinait les 13 100 roupies (220 €) en 2001 (date de la dernière étude menée).
Si les jeunes émigrent, "c’est à cause du billet vert", tranche ainsi Thupten Lungrig. Le choix du bien-être au détriment de la "cause", de l’individualisme sur la réussite collective. Mais "ils ne partent pas de gaieté de cœur", "ils pensent à leur avenir et à celui de leurs enfants. En Europe, ils peuvent suivre des formations, trouver du travail et envoyer de l’argent à leur famille" . Pourtant, "tout ce qui brille n’est pas or", avertit Tsewang Yeshi, le président des Tibetan Children’s Villages, un réseau d’écoles fondé par la sœur aînée du Dalaï Lama pour dispenser un enseignement aux jeunes exilés. "L’argent facile n’existe pas. Les jeunes sont impatients, ils ne connaissent rien des difficultés auxquelles ils devront faire face à l’Ouest. Mais ils ne le réaliseront que s’ils y vont et font leur propre expérience "
Au-delà des aspects économiques, l’incertitude de leur condition en Inde fait aussi réfléchir ces jeunes : le statut précaire, l’impossibilité d’acheter une terre ou un logement, les conditions sévères d’acquisition de la nationalité indienne (pour ceux qui la veulent) alimentent leur impression de vivre en sursis. Comme le dit Dolma Gyari, la vice-présidente du Parlement tibétain en exil, "nous restons des hôtes, et même si nous nous sentons comme des membres de la famille, nous demeurons vulnérables" . Certains redoutent aussi les changements à la mort du Dalaï Lama. "Après lui, que se passera-t-il ?" , s’interroge Penpa, qui a préféré partir pour Bruxelles (déguisé en moine !). "Tout Dharamsala viendra en Belgique !" , répond sa compagne avec le sourire. L’attitude de l’Inde vis-à-vis de ce peuple qu’elle accueille depuis que Nehru accorda l’asile au leader spirituel et temporel des Tibétains changera-t-elle ? "Cela susciterait un tollé !", se rassure le secrétaire à l’Information, Thubten Samphel. Et la démocratie tibétaine, patiemment mise en place, résistera-t-elle sans lui ? "Son absence nous mettra à l’épreuve " , reconnaît Dolma Gyari.
Pour beaucoup de ces déracinés de l’Himalaya, l’herbe ne peut à moyen terme être plus verte qu’ailleurs. Certains, nostalgiques, optent pour le retour au pays avec les risques que cela comporte : la traversée clandestine de la frontière et la probabilité de passer par la case prison en Chine, avant de pouvoir se réinsérer. Selon un câble de l’ambassade américaine à New Delhi, révélé par WikiLeaks, sur les 87 096 Tibétains passés par Nelen Khang entre 1980 et 2009, 46 620 seraient retournés au Tibet.
D’autres choisissent d’émigrer, "nous pensons qu’ils sont 50 000 hors de la région" formée par l’Inde, le Népal et le Bhoutan où ils avoisineraient les 110 000, explique Tenzin Dhonyo, un expert de la commission du Plan du gouvernement tibétain en exil. Lhakpa est arrivé en Belgique l’an dernier, à la faveur d’un regroupement familial. Il a fui le Tibet il y a treize ans, mais ne s’est jamais vraiment adapté à l’Inde : "Tout est argent et corruption pour obtenir des papiers, tout est toujours remis à demain, une minute ici équivaut à trois heures là-bas, soupire-t-il. En Occident, on se sent en sécurité, on a des opportunités de formation et les règles sont respectées." Et puis, avec des papiers belges, "on peut espérer retourner voir la famille" restée sur le toit du monde.
(1) Le thangka est une peinture sur toile tibétaine.
(2) Des raviolis tibétains. Voir aussi la page Regards, pp. 20-21.