La Catalogne veut prendre son destin en main

Le Bussy Olivier

Espagne Olivier le Bussy Envoyé spécial en Catalogne Mercredi 11 septembre, 11h30. Devant le centre civique de La Vall de Bianya, au nord de la Catalogne, on se compte avant le départ : "Il manque une personne dans le car numéro deux", s’inquiète un jeune homme, liste à la main. "J’attends ma sœur", s’excuse Elisabet Godori. "Ah, ça va, elle est dans un autre car." Environ 350 des 1 200 habitants de ce village, sis dans le parc naturel de la Garrotxa, ont choisi de célébrer la Diada, le jour de la Catalogne, hors les murs, en participant à la chaîne humaine de Via catalana, la voie catalane. Sous-titre : vers l’indépendance. "Ici, le sentiment catalan a toujours été très profond", rappelle Jordi Sensi, membre de l’expédition.

Lors de la Diada 2012, Barcelone avait accueilli une manifestation monstre convoquée par l’organisation citoyenne l’Assemblée nationale la Catalogne (ANC), au cours de laquelle près d’1,5 million de personnes avait réclamé le droit des Catalans à un référendum sur l’autodétermination de leur communauté autonome. Au minimum. "Cette année, nous voulions étendre la manifestation à tout le pays", expliquait la veille, à Barcelone, Ricard Genè, du secrétariat national de l’ANC. D’où l’idée d’organiser une chaîne humaine de plus de 400 km, courant de l’extrémité nord à l’extrémité sud de la côte catalane, à travers 86 villes et localités. Une manifestation inspirée du modèle de la Voie baltique qui, en 1989, avait relié les capitales de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie pour réclamer l’indépendance de l’URSS. La veille de la Via catalana, 400000 personnes s’étaient déjà inscrites sur Internet. "Nous avons calculé qu’il fallait 1 000 personnes par kilomètre, mais il y en aura sans doute plus", espérait Ricard Genè. La difficulté de l’exercice résidait surtout dans la répartition des participants dans les 722 sections d’environ 500 mètres que compte la chaîne. Certains inscrits ont été redirigés vers le sud, moins peuplé. Les 507 locales de l’ANC affrétant les cars et relayant les instructions.

"Je ne crois plus les promesses de Madrid"

13h30. Les habitants de La Vall de Bianya se sont vu affecter la section 688, à Pont de Molins, sur la nationale II, près de Figueres. Plus de 1 000 personnes ont rejoint une coopérative viticole, laquelle a mis ses locaux à disposition pour un repas populaire qui mijote dans des paellas d’un mètre de diamètre. On ne compte plus les senyera (le drapeau catalan jaune à quatre bandes rouges), ni les estelada, bannière des indépendantistes (le drapeau catalan orné d’une étoile blanche sur triangle bleu) portés en cape, foulard, toge, étendard… Le public escalade toute la pyramide des âges. Rarissimes sont ceux qui n’arborent pas un t-shirt jaune, couleur de la manifestation, visibilité (médiatique) oblige. Le nec plus ultra étant de porter le t-shirt officiel de la Via catalana, sur lequel on lit, en catalan, avui encadenats, demà lliures : "Aujourd’hui enchaîné, demain libres".

En un slogan, c’est tout le ressentiment de la Catalogne envers l’Espagne qui s’exprime. Le refus de la cour constitutionnelle de valider, en 2010, le statut d’autonomie approuvé par les Parlements catalan et espagnol, a été la goutte qui a fait déborder le vase. "Ce jour-là, ils ont tué toute possibilité d’un vrai fédéralisme espagnol", commentait mardi Alfred Bosch, député au Parlement espagnol de la formation indépendantiste Esquerra republicana catalunya (ERC) - qui apporte, au Parlement catalan, son soutien à la coalition Convergencia I Unio du président Artur Mas. "Alors que je pense que beaucoup de Catalans auraient pu vivre avec ce statut d’autonomie, Madrid a jeté de l’huile sur le feu", poursuit-il.

Les Catalans ne digèrent pas davantage de ne maîtriser leurs recettes fiscales. "Nous payons beaucoup à l’Espagne et ne recevons quasiment rien en retour", se lamente Mercè, de la section 688. La commerçante et industrieuse Catalogne reste prospère. Mais en 2012, elle a dû faire appel à l’Etat central pour combler un trou de 9 milliards d’euros dans sa trésorerie. "On dit que nous ne voulons pas être solidaires des autres régions d’Espagne. C’est faux", gronde Ricard Genè. "Mais nous ne voulons plus nous retrouver plus mal lotis que ceux que nous aidons." Felix Ovejero, professeur d’économie et de sciences sociales à l’Université de Barcelone démonte l’argument : "Poser le diagnostic ‘l’Espagne nous vole’ et avancer que seule la solution est l’indépendance est vendeur. Sauf que tant les prémisses que la conclusion sont faux. C’est une façon d’escamoter les tensions sociales en désignant un ennemi ‘extérieur’. Ensuite, les grandes entreprises catalanes, qui vendent plus de produits en Espagne qu’en dehors, voient avec inquiétude cette volonté indépendantiste."

Un groupe de tambours pénètre dans la vaste salle à manger. Nombreux sont ceux qui se lèvent et scandent en rythme "In- Inde-Independencia !". Même si c’est l’objectif historique de son parti, Alfred Bosch ne pose pas le regard aussi loin : "Ce que nous demandons c’est un vote sur l’autodétermination, comme en Ecosse. Mais l’attitude de l’Espagne est très différente de celle du Royaume-Uni. (Le Premier ministre britannique) Cameron fait sentir aux Ecossais qu’ils sont aimés et Londres leur vend les attraits de leur appartenance au Royaume-Uni." Ricard Genè complète : "L’Espagne ne fait que nous dire non. Non à l’autonomie. A un pacte fiscal. A un référendum. On agite l’argument de la peur du coût terrible d’une sécession pour la Catalogne. Mais personne n’est en mesure de nous dire quel serait notre avantage de rester au sein de l’Etat espagnol." Jordi Sensi, s’agace de l’attitude de Madrid : "C’est un divorce, mais l’Espagne est comme le macho qui le refuserait à sa femme en disant : tu m’appartiens." Et pourtant, complète son épouse, Patricia, responsable de la section de l’ANC de La Vall de Bianya, "les Castillans ne nous aiment pas". "Ils ne respectent ni notre langue, ni nos coutumes", se désespère Mercè. Il en reste toutefois qui n’excluent pas tout espoir de réconciliation. "Les Catalans sont ouverts. Si Madrid fait une bonne proposition, on peut toujours en parler", glisse Pilar. Précisant prudemment : "C’est une opinion personnelle." Pour d’autres, il est trop tard. "Je ne crois plus les promesses de Madrid", siffle Elisabet Godori.

15h30. Les maillons de la chaîne se déplacent vers leur section. Les prévoyants ont pris chaises; les très prévoyants une pompe à bière portative. Du sommet d’une colline, on aperçoit un fil jaune qui s’étend d’un côté vers le sud, de l’autre jusqu’à la France, distante d’une dizaine de kilomètres. Les coordinateurs de sections veillent à ce que la chaîne soit ininterrompue. Problème : entre la section 689 et la 690, on constate une béance de 50 mètres. En moins d’un quart d’heure, le trou est comblé. Le temps de la répétition générale est venu. "Agafeu vos per les mans si us plau", prie le coordinateur. En attendant l’heure H, l’une des activités les plus prisées, outre danser la sardane et chanter, est de faire passer une lettre destinée à l’autre bout de la chaîne.

La Via catalana est un succès. Et après ?

17h14. L’heure symbolique choisie en référence à la chute de Barcelone, le 11 septembre 1714, et la perte de l’autonomie de la Catalogne, annexée au Royaume espagnol. D’El Pertus, au nord, à Alcanar, au sud, en passant par Girone, Barcelone, et Tarragone, les mains s’accrochent, se lèvent, les cris fusent. Des torses bombent de fierté. L’émotion humecte certains regards. Le ministère de l’Intérieur catalan annonce qu’il y a "sans doute plus" que 1,6 million de participants. De l’autre côté de la route, Paul profite du spectacle : "Extraordinaire ! Je ne sais pas ce que cela donnera, mais au moins, on figurera dans le livre des records."

"Ce sera un message puissant envoyé à l’Espagne et au monde", avait prévu Alfred Bosch. De fait Madrid ne pourra pas faire comme si rien ne s’était passé. Le président catalan Mas est mis sous pression pour organiser un référendum en 2014, comme promis, plutôt que de tabler sur des élections régionales de 2016 qui plébisciteraient les partis indépendantistes. "Un référendum délivre un message sans ambiguïté", estime Ricard Genè. L’autre question est de savoir s’il existe, réellement, une majorité pour l’indépendance. "Beaucoup de gens ici appartiennent à la classe moyenne éduquée", rappelle Carmina. "C’est toujours elle qui a poussé le catalanisme. Mais les moins favorisés ont-ils réfléchi à la question ?" Felix Ovejero n’est pas certain que le sentiment national catalan soit si largement partagé. "Près de 70 % des habitants de la Catalogne ne sont pas des Catalans de souche et 55 % ont le castillan comme langue maternelle", compte-t-il. Paul ironise : "Si tu paies des taxes en Catalogne, tu te sens catalan."

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...