Salil Shetty : "Je ne crois pas aux vertus du boycott"
14 personnalités décryptent chaque jour ce que nous réserve 2014 pour La Libre. Salil Shetty, Secrétaire général d'Amnesty International, voit quelque raison d'espérer un monde meilleur pour qui sait se montrer patient.
Publié le 26-12-2013 à 09h56 - Mis à jour le 05-01-2014 à 09h12
Salil Shetty, Secrétaire général d'Amnesty International et Directeur de la campagne des objectifs du millénaire pour le développement de l'Onu de 2003 à 2010, n’a pas encore sombré dans le pessimisme. L’homme voit même quelque raison d’espérer un monde meilleurpour qui sait se montrer patient. Rencontre avec le secrétaire général d’Amnesty International dans son bureau londonien.
Quels pays garderez-vous particulièrement à l’œil ces prochains mois ?
Nous continuerons à suivre la situation dans la région du Sahel, qui n’est pas tirée d’affaire, mais aussi, de très près, les événements en Syrie et en Centrafrique.Dans ces deux pays, la communauté internationale est intervenue trop peu et trop tard. Si elle avait géré la question syrienne il y a trois ans, elle ne ferait pas face aujourd’hui à un tel pétrin. Trouver une issue politique n’en est que plus difficile. On n’entrevoit d’ailleurs pas de solution, le Conseil de sécurité de l’Onu et la Ligue arabe sont complètement paralysés.
Que préconisez-vous ?
L’enquête des services du Haut commissaire aux droits de l’homme de l’Onu fournit, je pense, une base suffisante au Conseil de sécurité pour qu’il porte l’affaire devant la Cour pénale internationale. Il faut agir contre les responsables, Bachar al Assad et sa cour, mais aussi les dirigeants de groupes rebelles. Selon les Nations unies, 100000 personnes seraient mortes et 9,3 millions ont besoin d’assistance. Le nombre de réfugiés syriens dépasse l’entendement: 2,3 millions ont fuià l’étranger. Mais à peine 12340 ont été accueillis en Europe, dont 10000 en Allemagne. Dix-huit Etats membres de l’Union n’en hébergent aucun, c’est une honte !Certains sont refoulés en arrivant aux portes de la Grèce; d’autres meurent en mer Méditerranée. Les Européens doivent ouvrir leurs frontières et assurer un passagesécurisé. Car ils ont activement soutenu des groupes rebelles, et donc les violences et les persécutions, que fuient maintenant ces gens. Or, ce sont les pays voisins- Jordanie, Liban, Irak, Turquie, Egypte - qui reçoivent 97 % des réfugiés. La population du Liban a augmenté de 20 % !
Quels Etats vous désespèrent particulièrement ?
La Corée du Nord est un cas célèbre. L’Arabie saoudite, qui bénéficie de l’appui de l’Occident, fait aussi figure de grand classique. J’aurais pu ajouter l’Iran à la liste,mais le président Rohani a promis des libérations de prisonniers politiques et pris beaucoup d’engagements. Attendons de voir… Ce qui me frappe, en tout cas,c’est que le monde concentre son attention sur Téhéran, parce qu’il développe un programme nucléaire qui peut affecter l’extérieur. Mais personne ne se soucie de ce qui peut arriver à la population iranienne, personne ne se pose la question importante des droits de l’homme dans ce pays.
Des événements sportifs planétaires se dérouleront dans les prochains mois et années en Russie, au Brésil, au Qatar, des pays en délicatesse avec des droits de l’homme - qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux. Faut-il imposer des règles aux pays hôtes des Jeux olympiques ou de la Coupe du monde de football ?
Les Etats acquiescent à toutes les demandes pour obtenir l’événement et, ensuite, ne font rien de ce qu’ils avaient promis. Mais je trouve bien, en un sens,d’organiser la Coupe du monde au Qatar ou les Jeux à Sotchi. Cela permet à tout le moins de braquer les projecteurs sur ces pays et de soulever les questions qui fâchent.
Quelle question vous fâche particulièrement au Qatar ?
La situation des travailleurs migrants exploités dans des conditions proches de l’esclavage. Je me suis rendu sur un site géré par la compagnie Lee Trading : 75 personnes, originaires d’Asie du Sud, n’ont ni salaire ni nourriture depuis sept ou huit mois. Elles ont dû emprunter de l’argent pour venir au Qatar, du Népal, du Bangladesh, du Sri Lanka, poussées par l’extrême pauvreté. Et maintenant, elles doivent emprunter de l’argent à des amis pour survivre. Elles ne peuvent même pasquitter le pays. Parce que, quand vous y arrivez, votre employeur vous prend votre passeport et, si vous voulez partir, il doit vous fournir un permis de sortie. Cela vous met dans une situation d’exploitation. Ce que le Qatar doit faire, c’est supprimer ce système de "sponsorship" . Le Premier ministre qatari m’a paru ouvert. Il fautdonc voir l’organisation de la Coupe du monde comme une opportunité positive.
Les dirigeants doivent-ils boycotter les Jeux olympiques de Sotchi ?
Personnellement, je ne crois pas aux vertus du boycott ou des sanctions. Je suis pour l’engagement, la possibilité de mettre le pouvoir devant ses responsabilités.Nous maintenons la pression sur le Brésil où l’on a observé des expropriations forcées, par exemple. Evidemment, la Russie, c’est encore une autre histoire… Lasituation y est tout à fait différente de celle du Brésil, et même du Qatar qui n’est certes pas l’endroit le plus ouvert qui soit. La Russie est la Russie… Les ONG ysubissent énormément d’intimidations et, fondamentalement, les autorités continuent à faire ce qu’elles veulent au Caucase du Nord. Les J.O. nous permettentd’attirer l’attention, sur les droits des homosexuels, notamment. Mais, dans ce pays, nous devons mener une stratégie à long terme, il n’y aura pas de résultatsrapides.
La pression a été maximale avant les J.O. de Pékin et aujourd’hui, cinq ans plus tard, la répression s’est à certains égards intensifiée…
Je ne m’attends pas à des résultats à court terme. Il faut se montrer très patient. Comme on l’est avec notre lutte pour l’abolition de la peine de mort. On a constatédes régressions cette année, en Indonésie ou en Inde, mais cent quarante pays n’y ont plus recours. Il faut rester vigilant constamment, mais la tendance reste bonne.
"De plus en plus de gens se lèvent pour réclamer leurs droits"
Les Roms restent les grands "indésirables" de l’Union européenne. Comment traiter cette problématique ?
Les Roms sont la plupart du temps victimes de discriminations - au logement, à l’éducation, à l’emploi - en violation du droit international et européen. Nous faisons pression sur les responsables politiques, mais il faut aussi que ces affaires soient portées devant la Cour européenne des droits de l’homme. On observe malheureusement en Europe une sorte de glissement vers des opinions extrémistes. Ce discours est devenu plus courant et accepté, même au sein de majorités gouvernementales ou de leurs soutiens extérieurs. Ce qui a été acquis de longue haleine, en termes de valeurs et de droits de l’homme, est en danger. Cette pression contre les "autres" - migrants, femmes, gays, Roms - ne peut s’expliquer par la récession, c’est une excuse. Elle est profondément discriminatoire. Nous devons vraiment faire de la sensibilisation. Vous ne pouvez pas considérer que cela ne vous concerne pas, parce que, demain, c’est peut-être vous qui serez attaqué.
L’année 2013 vous a-t-elle réservé de bonnes surprises ?
L’adoption du traité de l’Onu sur le commerce des armes en est une. Lorsque nous avons commencé à faire campagne, il y a 20 ans, on nous prenait pour des fous ! Cent quinze pays ont déjà signé le traité, il faut maintenant qu’ils le ratifient. Il permettra essentiellement d’empêcher que des armes ne se retrouvent entre les mains de personnes qui les utilisent pour violer les droits humains. C’est une victoire spectaculaire. Mais en Afrique et en Amérique latine notamment, les armes sont là, elles ne vont pas disparaître. On peut les faire taire en s’attaquant aux munitions.
Comme en Ukraine, des gens ont continué à se soulever aussi cette année…
On voit de plus en plus de gens se lever pour réclamer leurs droits et amener ainsi à des changements extraordinaires. Partout où vous avez de l’oppression, vous avez aussi l’espoir de voir des personnes se défendre. J’ai rencontré au Mali, où la situation reste difficile, les femmes, filles et sœurs de vingt-deux soldats disparus. Elles sont allées au ministère de la Défense pour réclamer des réponses et menacé de défiler nues dans la rue si on ne les leur apportait pas. Le ministère a subitement découvert un charnier où reposaient probablement ces soldats. Elles se sont organisées et elles ont obtenu gain de cause.
L’ampleur de l’espionnage américain, révélée en 2013, a ébranlé les alliés de Washington. Considérez-vous Edward Snowden comme un défenseur des droits de l’homme ?
Je ne pense pas qu’il ait agi en ce sens. Mais notre point de vue, depuis l’affaire WikiLeaks, est qu’il est totalement défendable de rendre publiques des informations d’intérêt général. C’est pourquoi nous soutenons Edward Snowden et Julian Assange. La réaction européenne est très intéressante aussi dans cette affaire. Les Européens ne se sont pas fort souciés du fait que les Brésiliens aient été espionnés. Ils ne se sont fâchés que quand a été dévoilée l’interception des téléphones de dirigeants allemands. Et leur réaction n’a pas été : "pourquoi faites-vouscela ?", mais "pourquoi faites-vous cela à vos amis ?" C’est incohérent.
La démocratisation birmane est-elle durablement ancrée ?
On observe des changements significatifs - des prisonniers politiques ont été libérés - mais il reste d’énormes défis. Le gouvernement ne prend pas toutes les mesures qu’il devrait, notamment vis-à-vis des minorités. Il met tout en œuvre pour attirer les capitaux étrangers, mais il devrait aussi rendre obligatoires les principes directeurs de l’Onu relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. On assiste à une "ruée vers l’or" en Birmanie en ce moment, tout le monde veut y être. Si le gouvernement, faible, ne met pas en place de normes maintenant, il sera trop tard. S’il en a la volonté, il peut le faire.
De grandes entreprises ont d’ailleurs déjà été mises devant leurs responsabilités dans le monde…
En Inde, par exemple, la Cour suprême a ordonné de tenir compte de l’opinion des habitants touchés par un projet minier mené notamment par Vedanta Resources. Depuis, le projet a été bloqué. Le déversement de pétrole dans le delta du Niger, pour lequel Shell est tenue responsable, montre aussi que les multinationales doivent rendre des comptes. Il ne faut donc pas déprimer !
Sabine Verhest, à Londres
En cette fin d'année, "La Libre" vous propose une série de 14 rencontres avec des "grands témoins"