"Jusqu'où les Européens sont-ils prêts à s'automutiler pour faire mal à la Russie"
Suite au drame du vol MH17, les Européens s'apprêtent à prendre de nouvelles sanctions ciblant les intérêts russes dans les domaines financiers, militaires et de l'énergie. Pendant ce temps, l'armée ukrainienne a repris le contrôle de la ville de Dzerjinsk. Les combats avec les rebelles pro-russes se poursuivent dans le Donbass.
Publié le 23-07-2014 à 09h45 - Mis à jour le 23-07-2014 à 10h23
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L’Union européenne ne pouvait pas rester passive après qu’un Boeing MH17 de la Malaysia Airlines a été abattu le 17 juillet dernier au-dessus de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine. Selon les Etats-Unis, les milices séparatistes pro-russes, armées et formées par Moscou, sont responsables de la catastrophe qui a coûté la vie à 298 passagers et membres d’équipage, dont 193 Néerlandais. Confrontés à l’émotion suscitée par ce drame, les ministres des Affaires étrangères de l’Union sont convenus "d’accélérer les préparatifs de mesures ciblées" contre des individus ou des entités russes soutenant matériellement ou financièrement "la déstabilisation de l’est de l’Ukraine" .
La menace était dans l’air depuis le Conseil européen du 16 juillet, lors duquel les chefs d’Etat et de gouvernement avaient manifesté leur impatience vis-à-vis de la Russie, accusée de ne rien mettre en œuvre - au contraire - pour aboutir à une désescalade du conflit.
Les Vingt-huit ont chargé la Commission d’évaluer, d’ici jeudi, la nature et l’ampleur de ces sanctions. La liste des 72 individus visés par les sanctions devrait être élargie d’au moins une dizaine de noms. Les mesures décrétées par l’Union devraient également porter sur des gels d’avoirs, la restriction de l’accès aux marchés financiers européens et la suspension des transferts de technologie dans les domaines de l’énergie et de la défense. Malgré les appels répétés de certaines capitales, il n’est pas encore question d’embargo sur les exportations d’armes vers la Russie. La France a ainsi confirmé qu’elle livrerait le premier de deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie, en vertu d’un contrat passé en 2011, ce que certains de ses partenaires et Kiev lui ont très amèrement reproché.
Une arme à double tranchant
Au lendemain de la catastrophe, les Etats-Unis ont enjoint à l’Union de se montrer plus ferme avec Moscou. Spécialiste des questions stratégiques à l’Egmont Institute, Thomas Renard juge que les décisions prises mardi renforcent "la crédibilité de l ’Europe, qui agit en cohérence avec son discours. On se dirige tout doucement vers la troisième phase de sanctions" - qui vise des intérêts économiques sectoriels russes et dont le lancement doit, en principe, être décidé au niveau du Conseil européen qui pourrait se réunir la semaine prochaine.
"La question est de savoir jusqu’où les Etats membres sont prêts à s’automutiler pour faire mal à la Russie", glisse Thomas Renard. Car en franchissant un palier supplémentaire dans les sanctions, l’Union doit s’attendre à un retour de bâton. Parce que les économies européennes et russes sont étroitement liées. Et parce que Moscou pourrait, à son tour, prendre des représailles contre des intérêts européens. "On ne va pas ouvrir une guerre commerciale tous azimuts. L’objectif est de faire pression sur la Russie, pas sur les Etats membres de l’Union européenne" , précise le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR).
Certains Etats membres sont en effet très, voire totalement, dépendants de la Russie pour leur approvisionnement énergétique. D’autres, ou les mêmes, entretiennent d’étroites relations économiques, financières et commerciales avec le puissant voisin - une réalité avec laquelle joue la Russie, pour diviser les Européens.
Thomas Renard juge toutefois que si elle applique le nouveau régime de sanctions, "l’Union aura été très loin dans l’usage de la force non militarisée". Impossible, néanmoins, de couper les ponts avec la Russie, poursuit l’analyste. "Le paradoxe est qu’il faut maintenir la coopération avec elle dans quantité de domaines. Il est par exemple difficilement envisageable de mener l’enquête sur le crash sans la collaboration des rebelles pro-russes, et donc, implicitement, celle de Moscou."
Dzerjinsk, ville libérée dans le Donbass
Sous un drapeau ukrainien flambant neuf, claquant au vent, le bâtiment calciné de la mairie fume toujours. " Personne n’est mort à l’intérieur. Toute l’administration est partie, ils n’ont pas demandé leur reste. La République populaire de Donetsk (RPD), à Dzerjinsk, c’est fini ! ", annonce un homme, avec enthousiasme, alors qu’il s’extirpe de l’entrée noircie avec son amie. Ils portent des lourds sacs remplis de câbles, de pièces de métal et divers objets ramassés dans la mairie. L’heure est à la récolte : derrière la mairie, un groupe d’hommes tente de redémarrer une des rares voitures qui n’est pas percée de balles ou brûlée. " C’est la mienne ! ", s’exclame Anatoli, l’air outré. " L’administration me l’avait confisquée il y a quelques semaines : je la récupère ! "
Deux civils et deux militaires ont perdu la vie dans l’offensive qui a permis aux forces ukrainiennes de s’emparer, dans la journée du 21 juillet, de la ville de 75 000 habitants. Une victoire presque facile, au vu des combats acharnés qui ont lieu dans d’autres villes du Donbass, notamment Louhansk. Des traces d’affrontements à l’arme lourde défigurent encore les barrages qui entourent Dzerjinsk. Mais hormis quelques débris de vitres ici ou là, le centre-ville a été largement épargné.
Les rebelles n’ont rien changé
" J’espère que ça va aller mieux maintenant ", confie Lyoudia Nikolaivna, la soixantaine, assise derrière son étal de légumes à un des marchés locaux, qui s’estime soulagée d’une menace avant tout psychologique. " La RPD, c’était quoi en fait ? Ils sont restés deux mois ici, ça n’a rien changé. Juste quelques hommes avec des armes, mais on ne l’a pas senti dans notre vie quotidienne… "
" Notre situation n’est pas pire que le reste de la région. L’eau et l’électricité fonctionnent seulement à quelques heures de la journée, mais sinon tout va ", constate Iouri Nikolaievitch, premier secrétaire municipal. Lui, comme l’immense majorité des fonctionnaires locaux, a occupé ses fonctions sans interruption, dans le cadre de l’administration séparatiste. Tout en continuant à recevoir son salaire depuis Kiev. " Il fallait que la ville continue à tourner. Ils n’ont rien changé à la politique économique ou sociale de la ville, peut-être par manque de temps. Ils n’ont pas persécuté les habitants, c’était l’essentiel ", ajoute-t-il en se distanciant des gouvernants d’hier, niant tout cas de kidnapping ou de torture, comme cela a pu être le cas à Sloviansk et ailleurs.
Pragmatisme de circonstance
" Je ne les appellerai pas des terroristes, comme le fait le gouvernement de Kiev ", insiste le maire, Vladimir Slepsov, installé dans un des bureaux du conseil municipal. " Ce sont avant tout des gens qui ont peur, qui luttent pour le quotidien, et qui veulent défendre leurs droits. Ce que nous vivons s’apparente à une guerre civile, il est impossible d’établir des frontières claires entre le bien et le mal ." Lui, le ventre bien rebondi, en poste depuis 17 ans, est un " indépendant ", jusqu’à peu membre du Parti des Régions, la majorité présidentielle de l’autoritaire Victor Ianoukovitch. Lui aussi est resté en poste pendant toute la durée de " l’expérience républicaine ". Un passé qui ne l’empêche pas de dénoncer en longueur un système corrompu, qui a aggravé le déclin progressif de " Dzerjinsk, ville de mineurs ".
" La population espérait rejoindre la Russie, sans heurt ni complication, à la manière de la Crimée. Quand le référendum n’a pas été suivi d’effets, et que les violences se sont multipliées, tout le monde a peu à peu abandonné l’idée ", explique Anja, jeune étudiante déambulant dans une des rues principales. " La population du Donbass, ce ne sont pas des idéologues… "
En ville, l’heure n’est pas aux arguments politiques. Serguei, major de police, ne semble pas voir de différence entre travailler dans une ville de la RPD ou de l’Ukraine unitaire. " Nous faisons juste notre travail ", hausse-t-il les épaules. Une nonchalance qui ne choque pas un commandant militaire ukrainien, lourdement armé, qui se présente comme Vitali. " Je ne sais pas pour qui ils travaillaient il y a deux jours. Mais aujourd’hui, ces policiers travaillent avec nous, nous patrouillons dans la ville ensemble. Ça se passe bien ." A Dzerjinsk, la guerre semble à peine avoir commencé qu’elle est déjà finie.