Calais: voyage au coeur de la "jungle" des migrants
De plus en plus de migrants se pressent aux portes de l'Angleterre. Coincés à Calais, avant le terminal ferry, ils vivent dans des conditions inhumaines. Désemparées et impuissantes, les autorités locales tentent de les déloger, en vain. Reportage sur place et analyse.
- Publié le 11-08-2014 à 09h59
- Mis à jour le 11-08-2014 à 10h11
"Water, water ! " Le long de l’ancienne voie de chemin de fer, derrière les dunes qui bordent le port de Calais, une voiture blanche s’est arrêtée au bord de la route. Une dizaine d’hommes d’origine africaine ont surgi des bosquets alentours. Trois femmes arborant des vareuses au logo de Médecins du monde distribuent des bouteilles d’eau. En plein soleil et sous les fumées qui s’échappent de l’usine Tioxide, à côté, il fait très chaud. Les points d’eau font défaut. Certains ont été volontairement coupés par la police. Les centaines de migrants qui vivent ici manquent d’eau. " En fait, ils manquent de tout ", rectifie une des trois bénévoles. Les distributions de vivres, vêtements ou matériel de camping se font de façon improvisée. C’est la débrouille.
De plus en plus sous pression
Ces derniers mois, avec les conflits syrien et libyen et la dégradation de la situation dans les pays de la Corne de l’Afrique et au Moyen-Orient, le nombre de migrants à Calais a explosé. On estime aujourd’hui leur nombre à 1500. Erythréens, Soudanais, Afghans, mais aussi Pakistanais, Syriens ou Egyptiens. Certains sont mineurs. Ils sont arrivés au terme de périples souvent longs et dangereux et se retrouvent à cinquante kilomètres de leur eldorado, l’Angleterre, dont les frontières restent désespérément fermées. La nuit, ils essaient de passer. Vu leur nombre grandissant, les migrants prennent de plus en plus de risques. Certains canardent les camions à coups de pierres pour les faire ralentir et s’y introduire, d’autres grimpent sur des véhicules en marche ou se jettent à l’eau pour monter à bord des bateaux. De petites mafias de passeurs voient le jour, parfois même parmi ces migrants, dénués d’argent après avoir dépensé plusieurs milliers d’euros dans le voyage. Dans ce contexte, la violence émerge presque naturellement. La semaine dernière, des rixes opposant plusieurs migrants ont fait une cinquantaine de blessés.
Depuis la fermeture du camp de Sangatte en 2002, les exilés se sont installés dans des camps de fortune dans la région. Des camps qui, régulièrement, sont démantelés par la police. En juillet encore, les migrants ont été délogés, leurs maigres affaires détruites et leurs tentes lacérées sous ordre de la préfecture et de la municipalité calaisiennes. Ces expulsions ont entraîné la précarisation de cette population déjà fragilisée et une épidémie de gale a vu le jour. Le problème, lui, n’est pas résolu. Interpellés par la police mais relâchés, parfois hors de la ville, faute de solution, les migrants finissent toujours par revenir s’installer dans la zone industrielle des Dunes de Calais, rebaptisée "la jungle".
Des survivants et des réfugiés
Pour entrer dans "la jungle", il faut s’accroupir et se glisser à travers une petite ouverture dans le grillage, puis s’enfoncer sur un terrain vague. Au détour d’un hangar désaffecté, nous déboulons sur un ancien terrain de football. Des tentes ont été installées tout autour. Une casserole frémit sur un feu de bois, des vêtements sèchent sur les fils de la cage de but. C’est le coin des Erythréens. Assis à l’ombre, un homme attend. " Nous partageons une tente pour onze, alors nous nous alternons pour dormir ", explique-t-il. Le jour, il se repose. La nuit, il tente sa chance au port. Pourquoi l’Angleterre à tout prix ? " Parce qu’on y parle anglais " répond un tout jeune migrant, assis à proximité avec six autres compagnons. Ils n’ont pas 20 ans, nous interrogent sur la langue parlée en Belgique et l’existence de ports dans notre pays. L’un d’eux raconte, hilare, qu’il a réussi un jour à grimper dans un camion qui, malheureusement, n’allait pas en Angleterre mais en Belgique. Il est revenu à pied. De l’Angleterre, ils connaissent la prétendue facilité à travailler, même au noir, ou à intégrer l’université. Ils parlent aussi du football, énumèrent le nom des joueurs dans le championnat anglais.
Un peu plus loin, un homme nous fait signe d’approcher. Il s’appelle Tsegai, c’est un ingénieur électricien de 28 ans. Marié, il n’a jamais vu sa petite fille. " J’ai quitté l’Erythrée quand ma femme était enceinte. J’avais été mis en prison pour contestation politique. Dès que j’ai été libéré, j’ai fui vers le Soudan. " De là, il a pris la direction du Nord. " Ici, nous sommes des survivants ", raconte-il. " On parle toujours des morts en Méditerranée, mais le Sahara… vous n’imaginez pas la chaleur, la soi f , les cadavres. J’ai regretté d’être parti ", ajoute-il, les yeux humides. Survivants, mais aussi réfugiés. " C’est comme cela que nous devons être considérés. Personne ici n’a voulu quitter son pays. Nous avons dû fuir parce que la situation chez nous était invivable. "
L’arrivée de femmes migrantes
À l’autre bout de la ville, sur le site d’une ancienne usine réaménagée en squat, on entend les mêmes histoires. Des cours d’anglais et de français sont donnés par des étudiants bénévoles. " Moi, j’ai choisi de rester en France, j’ai fait une demande d’asile ", explique un Soudanais de 41 ans, père de quatre enfants. " Tout ce que je veux, c’est faire venir ma famille. Tant qu’il y a la paix, peu m’importe le pays ." Vers 18h, les migrants se rassemblent quai de la Moselle, où un repas est servi. Au menu : pâtes, soupe, pain et bananes. Ce soir, près de 600 repas sont distribués. " C’est une cinquantaine de moins qu’hier. Sans doute qu’avec les violences, la police a volontairement fermé les yeux pour en laisser passer quelques-uns et faire baisser la tension ", note Christian Salomé, président de l’association l’Auberge des Migrants, qui dénonce les conditions inhumaines dans lesquelles vivent ces personnes et milite pour la création d’un centre.
Un avis partagé, à demi-mot, par deux CRS, présents en nombre pour surveiller les migrants après les récentes violences, et étonnamment bavards. " Les ordres que l’on reçoit sont incohérents. Détruire les camps, c’est absurde, c’est simplement déplacer le problème. Ces gens ne sont pas des criminels", dit l’un. L’autre s’inquiète de la présence, relativement nouvelle, de femmes migrantes. Seules et souvent très jeunes. " D’ici six mois, on verra apparaître un réseau de prostitution ", prédit-il.

Directeur de l’Institut d’études européennes de l’Université de Saint-Louis à Bruxelles, Denis Duez est aussi l’auteur de " L’Union européenne et l’immigration clandestine ".
La situation à Calais vous surprend-elle?
Pas du tout. Le goulot d’étranglement qu’est Calais est le résultat de l’hypocrisie des politiques migratoires en Europe. On intercepte les navires en Méditerranée, mais avec le principe de non-refoulement, on les amène en Europe. On donne aux migrants l’ordre de quitter le territoire tout en les relâchant dans la nature. Les pays qui sont la porte d’entrée de l’Europe, comme l’Italie ou la Grèce, offrent même parfois des billets de train aux migrants pour qu’ils continuent leur voyage. Les migrants arrivent en France pour passer au Royaume-Uni, un pays qui les fait rêver à cause, notamment, de la fluidité de son marché du travail. Ils se retrouvent coincés, mais on ne peut ni les arrêter, ni les renvoyer chez eux. C’est un no man’s land juridique.
Pour éviter d’en arriver là, faut-il verrouiller les frontières de l’Europe?
C’est la politique sécuritaire qu’appliquent actuellement les Etats européens. Mais on constate qu’elle ne marche pas, parce que cela suppose qu’on doit contrôler non seulement tous les points d’entrée en Europe, mais aussi toutes les zones entre ces points d’entrée. C’est complètement irréaliste, à la fois financièrement et démocratiquement. La mobilité est une réalité, la migration a toujours existé et existera toujours, frontières ou non.
Alors comment résoudre le problème?
Il y a deux façons de voir les choses: soit on constate que ces migrants sont en situation irrégulière et donc que c’est un problème. Soit on estime qu’avec une autorisation de séjour, ils ne seraient pas en situation irrégulière et le problème n’existerait pas. Pour moi, la seule solution, c’est de donner la possibilité aux migrants de venir dans des conditions légales. Concrètement, on pourrait commencer par élargir les conditions pour obtenir le statut de réfugié. On pourrait aussi repenser le système, par exemple en introduisant un système de "carte verte" ou de loterie, comme aux Etats-Unis, ou un système d’immigration sélective, comme au Canada. Ou même un système d’immigration saisonnière ou temporaire. Il y a plusieurs pistes.
On va vous rétorquer qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde...
En effet, mais c’est avant tout une question de mentalités. On sait, d’une part, que plus de circulation ne veut pas forcément dire plus d’immigration. On sait, d’autre part, que l’immigration a un impact globalement positif sur l’économie et que les migrants sont de plus en plus qualifiés.
Mais c’est un discours difficile à faire passer en période de crise, et qui est d’ailleurs sanctionné électoralement. Dans tous les cas, n’importe quelle solution est meilleure que l’actuelle: le séjour illégal de ces migrants fait émerger des réseaux mafieux de passeurs et grandir la violence.