Jean-Claude Juncker, l'insubmersible Européen
- Publié le 28-10-2014 à 18h55
- Mis à jour le 28-10-2014 à 18h57
:focal(425.5x220:435.5x210)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/KOAUWP5VMBC6PMPWC5PZ5X5CNU.jpg)
Jean-Claude Juncker président de la Commission européenne, c'est, au fond presque une évidence. Même si cette nomination arrive finalement plus tard que prévu, dans son parcours politique. Depuis le temps que le Luxembourgeois occupe le devant de la scène européenne, on en finirait par oublier qu'il y a eu un avant Jean-Claude Juncker. D'où ce surnom de "dinosaure", qu'il n'aime pas, dont il est fréquemment affublé.
En tant que ministre des Finances (membre du Parti chrétien-social) du Grand-Duché, il a participé, au tournant des années 80-90, à la rédaction du volet "Union économique et monétaire" du traité de Maastricht. En janvier 1995, il prend la suite de Jacques Santer (en partance pour… la Commission) à la tête du gouvernement luxembourgeois et intègre, de ce fait le Conseil européen, où il siégera jusqu’à la fin 2013. Ses premiers voisins de table ont pour nom Mitterrand (puis Chirac), Kohl, Major, Dehaene… Il verra passer Chirac, Sarkozy et Hollande; Blair et Brown ; Schroeder et Merkel ; Prodi et Berlusconi ; Aznar, Zapatero et Rajoy ; les Belges Verhofstadt, Leterme, Van Rompuy et Di Rupo. Il sera aussi le témoin, au mitan des années 2000, du big bang du Conseil européen, dont l'ambiance feutrée s'évapore, avec l'arrivée de la dizaine de chefs d'Etat et de gouvernement des pays de l'Elargissement. Les dirigeants européens passent, Jean-Claude Juncker demeure.
De 2005 à 2013, il préside aussi l’Eurogroupe, cercle informel des ministres des Finances de la zone euro, ce qui contribue à lui conférer un poids politique sans commune mesure avec celui de son pays. "Il n’y a que deux grands pays dans l’Union européenne : la Grande-Bretagne et le Grand-Duché", déclare-t-il un jour, pince-sans-rire, à "La Libre". Une telle longévité peut apparaître comme un gage d’inestimable expérience. Le Premier ministre britannique David Cameron, farouchement opposé à sa nomination, estimait que cela faisait de Jean-Claude Juncker un "homme du passé" , oubliant qu’il n’a jamais que 59 ans.
Un Européen modèle
Né le 9 décembre 1954 à Redange-sur-Attert, à un pas de la Belgique où il suivit l’enseignement secondaire des Pères du Sacré-Cœur, avant de décrocher une maîtrise en droit à l’Université de Strasbourg, Jean-Claude Juncker, c'est l'Européen modèle. En 2011, il déclarait à "La Libre" que si les politiques actuels "ne retrouvent pas l’enthousiasme et la ferveur des pères fondateurs (de l’Europe), ils manqueront à leur devoir et cela s’avérera être une lourde faute historique". Ce fils d’un enrôlé de force par la Wehrmacht est convaincu de la nécessité de poursuivre l’intégration européenne. L’idéalisme européen à la Verhofstadt, très peu pour lui, cependant. Le roué Juncker qui n'est pas "le fédéraliste acharné" décrit par Londres, privilégie le pragmatisme.
Ses bons mots - il faudra un jour en publier un recueil - et son humour à froid font le délice des médias. On loue l’intelligence vive de ce polyglotte et sa capacité à forger le consensus. Il est d’ailleurs longtemps apparu comme étant l’homme de la synthèse entre Paris et Berlin. "Quand je veux parler en français, je pense en allemand, quand je veux parler allemand, je pense en français, et au final je suis incompréhensible dans toutes les langues", ironisa-t-il un jour. A la vérité, il manie l’une et l’autre, ainsi que l’anglais, avec aisance, les saupoudrant de son inimitable accent luxembourgeois.
Il fut cependant un moment où l'on crut que son heure de gloire politique était passée. En 2009, le poste de premier président permanent du Conseil européen semble taillé pour lui, mais il se fait souffler la place par le Belge Van Rompuy. C’est à ce moment que son étoile commence à pâlir. Au plus fort de la crise de la zone euro, il s’épuise à enchaîner les réunions interminables. Ses relations avec le Français Sarkozy sont exécrables; celles avec l’Allemande Merkel guère meilleures. Les deux, et d’autres, lui reprochent de protéger le paradis fiscal grand-ducal. Il paie son franc-parler, comme lorsqu’il déclare qu’"en politique, il faut savoir mentir lorsque les choses deviennent sérieuses". Le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem, qui lui a succédé à la tête de l’Eurogroupe, ternit son image, en faisant plus qu’insinuer qu’en plus d’être un fumeur invétéré - qui refuse qu'on le photographie avec une cigarette "parce qu'alors je reçois plein de courrier" - Jean-Claude Juncker est porté sur la boisson. Ce dont l’intéressé se défend avec véhémence.
Sur le plan national, c’est la bérézina. Il démissionne en juillet 2013, après un scandale impliquant les services secrets grand-ducaux. Membre du gouvernement depuis 1982, Premier ministre depuis dix-neuf ans, il est éjecté du pouvoir par un changement d'alliance à l’issue des législatives anticipées d’octobre 2013, malgré un bon score personnel.
Evincé à Luxembourg, de retour à Bruxelles
Adieu Jean-Claude ? Au revoir, plutôt. Pouvait-on imaginer que cet avocat, qui n'a jamais exercé, se contente d'un rôle de chef de l'opposition luxembourgeoise ? La réponse est évidemment non. En mars, il souffle au Français Michel Barnier le rôle de "tête de liste virtuelle" du Parti populaire européen. La puissante coupole des partis européens de droite et de centre-droit en fait son candidat à la présidence de la Commission. Avec la bénédiction d'Angela Merkel, dont les voies sont définitivement impénétrables.
Pendant les deux mois qui précèdent les élections européennes, il fait campagne dans toute l’Europe - même si son nom ne figure sur aucune liste - un jour à Lisbonne, le lendemain à Bruxelles puis à Berlin, le surlendemain à Rome, le jour d'après à Paris...
Convainc-t-il vraiment ? L’homme a l’air fatigué et semble parfois absent lors des débats avec les autres Spitzkandidaten, le libéral belge Verhofstadt, le tandem mixte franco-allemand formé par les Verts Bové et Keller, le Grec Tsipras (gauche radicale) et, surtout, son principal challenger, le social-démocrate allemand Martin Schulz. Au total, il va débattre près de dix fois avec le dernier durant la campagne. D'aucuns n'en continuent pas moins d'estimer que la candidature de Jean-Claude Juncker à la succession de José Manuel Barroso est un leurre, et qu’il vise celle d’Herman Van Rompuy. Mais le soir des européennes, Jean-Claude Juncker affirme que la victoire du PPE lui ouvre les portes du Berlaymont.
Au Conseil européen, ça coince. La Suède et les Pays-Bas sont dubitatifs. La Hongrie, éreintée par la Luxembourgeoise Viviane Reding, commissaire européenne aux Droits fondamentaux, a un oeuf à peler avec le Grand-Duché. Le Britannique Cameron, surtout, lui oppose un "no" ferme et définitif. "Je ne me mettrai à genoux devant personne", gronde le Luxembourgeois. La presse tabloïde britannique sort la grosse artillerie. Jean-Claude Juncker y est décrit comme un homme "qui petit-déjeune au cognac" , "un menteur autoproclamé" , "un fils et gendre de nazi", "l’incarnation de tout ce qui ne fonctionne pas dans l’Union européenne" .
Architecte de la nouvelle structure de la Commission
La route tourne en sa faveur lorsqu’Angela Merkel, après avoir tergiversé, se range derrière lui. Les groupes politiques du Parlement européen, eurosceptiques exceptés, lui promettent leur soutien. Le camp socialiste européen embraye. Les réticences tombent. "L’informateur" Van Rompuy arrive à la conclusion que la candidature de Jean-Claude Juncker est la seule qui tienne. Le 27 juin 2014, les chefs d'Etat et de gouvernement s'accordent pour proposer son nom au Parlement européen, faisant fi de la ferme opposition des Premiers ministres britannique et hongrois, David Cameron et Viktor Orban - une première dans l'histoire du processus de désignation des présidents de l'exécutif européen. Les eurodéputés confirment ce choix le 15 juillet, par 422 voix pour, 250 contre, 47 abstentions et 10 bulletin nuls.
Il innove, en composant son équipe, créant six postes de vice-président(e)s (auxquels s'ajoute la Haute représentante Mogherini), chargé d'assurer une meilleur coordination du travail des commissaires et une plus grande cohérence dans l'action de la Commission. Il affirme que Frans Timmermans sera son bras droit ou "son bras gauche", puisque le Néerlandais est travailliste. De l'art de ménager la vraie-fausse "grande coalition" gauche-droite qui le soutient au Parlement.
Le Grand-Ducal surprend, également, en nommant des commissaires à "contre-emploi", au regard de leur nationalité ou de leur profil - le Britannique Hill aux Services Financiers, le Français Moscovici en surveillant des budgets, le Grec Avramopoulos à l'Immigration. Certaines auditions des commissaires-désignés dont celle du conservateur espagnol Cañete, nommé au Climat et à l'Energie alors qu'il a des liens avec l'industrie pétrolière, sont mouvementées. Le socialiste Moscovici sera victime de "représailles" de la droite, le lendemain. Le groupe PPE et les sociaux-démocrates du Parlement sont à couteaux tirés, se menaçant respectivement de faire "sauter" un commissaire de l'autre camp. Jean-Claude Juncker et son futur chef de cabinet, l'Allemand Martin Selmayr, surveillent le processus comme le lait sur le feu et jouent les médiateurs entre les groupes politiques.
Au final, ça passe, sauf pour la Slovène Bratusek, recalée par le Parlement européen, qui doute de sa compétence pour le poste de vice-présidente en charge de l'Union de l'Energie. Et dans une moindre mesure pour le Hongrois Navracsics, qui perd la compétence de la Citoyenneté. Le 22 octobre, le Parlement européen approuve l'ensemble de la Commission Juncker par 423 voix pour, 209 contre et 67 abstentions. Elle sera, officiellement, installée le samedi 1er novembre et se mettra au travail dès le 3.
"La dernière chance de l'Europe"
Jean-Claude Juncker n'a de cesse de répéter que les cinq à venir sont "la dernière chance de l'Europe" de convaincre ses citoyens de sa valeur ajoutée, sous peine de voir le projet européen faire naufrage. "A l’heure où les citoyens perdent la foi dans nos institutions, où les extrémistes de gauche et de droite nous mettent l’épée dans les reins et où nos concurrents prennent des libertés à notre endroit, il est temps de donner un souffle nouveau au projet européen", poursuit-il.
La mesure-phare de son programme est le lancement d'un grand plan d'investissement public-privé de 300 milliards d'euros, dont les contours restent cependant flous. Partisan de l'orthodoxie budgétaire, il donne des gages aux sociaux-démocrates, qui ont soutenu sa candidature, en précisant "que ceux qui disent que l'austérité à outrance va automatiquement relancer la croissance et créer des emplois doivent oublier cette thèse". Il va plus loin encore, en insistant sur le fait que l'Europe doit obtenir "un Triple A" social.
Si le contexte économique et géopolitique est périlleux, sur le plan de la politique européenne, Jean-Claude Juncker dispose de conditions favorables pour imprimer sa marque. Sur papier, son équipe, composée de cadors politiques, a fière allure. Le futur président du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk, ne peut pas se prévaloir d'avoir son expérience. Le raisonnement est tout aussi valable pour une quantité de jeunes chefs d'Etat et de gouvernement européen (dont le Belge Charles Michel). Le "dinosaure européen" n'est pas une espèce en voie d'extinction.