Pourquoi le monde n'en a pas fini avec le jihadisme
État islamique, Al-Qaïda, Boko Haram, Aqmi : les chefs de ces réseaux de jihadistes forment des "soldats" qui sèment la terreur et l'horreur. Les attentats de Paris s’inscrivent dans le développement d’une idéologie radicale sunnite qui vise à restaurer un islam conservateur. "Même chez nous, nous n'avons plus le droit d'appliquer la charia" avertissait Coulibaly. Analyse.
Publié le 13-01-2015 à 07h17 - Mis à jour le 13-01-2015 à 21h19
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Les attentats de Paris s’inscrivent dans le développement d’une idéologie radicale sunnite qui vise à restaurer un islam conservateur ("l’islam des origines" , disent-ils) et s’oppose frontalement aux valeurs occidentales et laïques. En d’autres mots, c’est une idéologie réactionnaire, qui refuse des principes comme l’égalité des hommes et des femmes et promeut la constitution d’un super-Etat, la Oumma qui traverse les frontières, qui sont, de toute façon, aux yeux des islamistes, issues de la colonisation.
A partir des années 50, des radicaux comme Saïd Qobt parlent de "réislamiser" la société, certains cherchent à créer "un paradis islamique" sur terre, où ils pourraient vivre librement. Il y a eu des tentatives en Algérie, avec le GIA, mais cela a été durement réprimé, au prix d’une guerre civile qui a débuté en 1991 et qui a fait au moins 60 000 morts. Mais la vraie expérience s’est tenue en Afghanistan dans le sillage du retrait de l’Armée rouge en 1989 et de l’arrivée des Talibans dans le pays à partir de 1994 pour ramener de l’ordre dans les différentes factions afghanes et établir un Emirat islamique. Les Talibans ont géré leur émirat afghan jusqu’en 2001, avant d’être éjectés par la coalition internationale intervenant dans la foulée des meurtriers attentats du 11 septembre.
L’influence d’Azzam, père du jihad
L’un des idéologues qui a influencé Ben Laden à l’époque était le Palestinien Abdullah Azzam, mort dans un attentat à Peshawar (Pakistan) en 1989. Le but du père du jihad n’était pas de repousser les Soviétiques hors d’Afghanistan dans un contexte de guerre froide mais dans le but de reconquérir les terres musulmanes. "Le Jihad restera une obligation individuelle jusqu’à ce que toutes les autres terres jadis musulmanes nous reviennent afin que l’islam règne de nouveau : nous attendent ainsi la Palestine, Boukhara, le Liban, le Tchad, l’Erythrée, la Somalie, les Philippines, la Birmanie, le Sud-Yémen, Tachkent et l’Andalousie" , déclara-t-il, cité par le journaliste britannique Jason Burke.
Azzam fut l’un des fondateurs d’Al-Qaeda - et sa pensée continue à nourrir les jihadistes, y compris l’État Islamique (EI) ou Daech. Né en Irak en 2006, l’EI s’est imposé dans le nord de la Syrie voisine au détriment d’Al-Qaïda. Le 29 juin dernier, le groupe a proclamé l’établissement d’un califat et fait de son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, le calife. Une annonce condamnée par le monde musulman car le calife doit, en principe, être désigné par la communauté musulmane entière. Baghdadi se prétend en effet "chef des musulmans partout" dans le monde.
Mais Daech n’en a cure et tente d’administrer son "califat" comme un Etat, tout en chassant et en massacrant les minorités non-sunnites. Près de 4 000 femmes yézidies ont été arrêtées, et pour certaines, vendues pour satisfaire les besoins sexuels des combattants.
Depuis qu’une coalition internationale a été mise sur pied pour frapper par la voie aérienne Daech, les pays qui en font partie sont désignés comme des cibles par le groupe jihadiste. Dans la vidéo posthume enregistrée par Amédy Coulibaly, l’auteur de l’attaque du supermarché casher de Paris s’adresse dans un arabe hésitant au calife Ibrahim et lui plaide allégeance. Mais il reproche aussi en français aux Occidentaux d’être intervenus en Irak et en Syrie : " Même chez nous, nous n’avons plus le droit d’appliquer la charia ."

L'État islamique s'implante au Pakistan et en Afghanistan
L’Etat islamique prendrait-il pied en Asie centrale ? Samedi, dix commandants talibans pakistanais et afghans ont fait allégeance au chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, dans une vidéo de seize minutes diffusée sur Internet. L’homme qui préside la prestation de serment est connu des milieux jihadistes : il s’appelle Shahidullah Shahid, c’est l’ancien porte-parole du TTP, le mouvement des talibans pakistanais.
Le film s’ouvre sur un plan large qui s’attarde sur un paysage montagneux et boisé rappelant la frontière afghano-pakistanaise. Une centaine de combattants, fusils d’assaut et lance-roquettes à l’épaule, marchent en file indienne, entourés d’une dizaine d’hommes à cheval. S’ensuit un discours de Shahidullah Shahid prononcé en arabe et non en pachtoune, sa langue maternelle. Debout devant le drapeau noir de l’EI, il s’adresse à ses partisans assis par terre. Shahidullah Shahid énumère les anciens cadres du TTP qui l’ont rejoint dans son serment. Parmi ses proches, il y a d’anciens poids lourds du mouvement comme Sayed Khan Orakzai et Gul Zaman, deux chefs locaux qui furent candidats à la direction du TTP fin 2013. La liste compte aussi des combattants des provinces afghanes de la Kunar et du Logar, pourtant réputées sous l’influence des talibans afghans et du réseau de Sirajuddin Haqqani. Certains insurgés en Afghanistan commencent à rejoindre l’EI, alors que des rumeurs affirment que le mollah Omar serait mort.
Une seconde allégeance en trois mois
La vidéo ressemble à une démonstration de force, comme pour étaler la capacité des anciens chefs du TTP à recruter des combattants sous la bannière de l’Etat islamique. Une première car jusqu’à présent, l’EI était presque absent au Pakistan et en Afghanistan, limitant sa présence sur le terrain à quelques tracts et à des graffitis. Impossible de déterminer si Shahidullah Shahid et ses partisans ont agi de leur propre initiative, ou s’ils sont en contact régulier avec l’Etat islamique. Mais c’est la seconde fois en trois mois que Shahidullah Shahid prête allégeance à l’EI. Signe que son ralliement a pu être ignoré jusqu’à présent. De quoi indiquer qu’aux yeux des talibans, l’Etat islamique apparaît comme seul capable de relancer une insurrection islamiste à bout de souffle au Pakistan. Le chef du TTP, Maulana Fazlullah, n’a jamais réussi à imposer son autorité après sa nomination en novembre 2013.
A l’été 2014, plusieurs chefs du mouvement ont fait défection pour former le TTP Jamaat ul Ahrar, qui a aussitôt fait allégeance à l’Etat islamique. Maulana Fazlullah, lui, reste fidèle au mollah Omar et à Al Qaïda. Outre ses divisions, l’insurrection islamiste paraît affaiblie depuis que, le 15 juin 2014, l’armée pakistanaise a envoyé 30 000 hommes reprendre son bastion, la zone tribale du Waziristan Nord. L’opération, qui aurait tué 1 700 insurgés selon l’armée, continue. S’il est difficile de vérifier les communiqués des militaires, les analystes s’accordent à dire que les talibans ont perdu leurs bases ainsi que du matériel de guerre durant l’offensive. Maulana Fazlullah est replié en Afghanistan. Et si le TTP de Fazlullah a revendiqué une attaque spectaculaire qui a fait 141 morts dans une école de l’armée pakistanaise à Peshawar le 16 décembre, le nombre d’attentats a chuté de 32 % l’an dernier d’après le Pakistan Institute for Peace Studies .

Boko Haram : des morts par centaines et un califat au nord-est
La population du Nigeria se partage pour moitié entre chrétiens (très majoritaires au Sud) et musulmans (très majoritaires au Nord). Le pays, longtemps sous dictature militaire, a à peu près contrôlé les difficultés du vivre ensemble entre confessions (souvent des conflits sur la terre) jusqu’au retour du pouvoir aux civils, en 1999.
Celui-ci, ramenant une certaine liberté politique et de parole, a entraîné l’adoption de la loi islamique par 12 Etats fédérés du Nord et la multiplication de heurts sur base religieuse. De cette époque date la naissance de groupes islamistes, dont Boko Haram, notamment en raison de l’inquiétude des musulmans devant la prolifération d’églises pentecôtistes ou baptistes sur leurs terres.
En 2009, Boko Haram - qui proclamait vouloir l’instauration de la charia (loi islamique) dans tout le pays, la loi divine ne pouvant être subordonnée à une Constitution - est entré dans la clandestinité après l’exécution sommaire, par la police, de son chef, Mohamed Yusuf.
Contre les "mauvais musulmans"
Son remplaçant, Abubakar Shekau, s’est lancé dans une campagne d’attentats de plus en plus intense. Si les Européens ont surtout noté ceux perpétrés contre des chrétiens ou l’Onu, les principales victimes de Boko Haram sont, de très loin, les "mauvais musulmans" soit ceux qui n’ont pas de leur religion la vision oppressante des militants de Boko Haram.
Le conflit est devenu encore plus sanglant après l’instauration de l’état d’urgence, en mai 2013, dans le nord-est du pays (Etats fédérés de Yobe, du Borno et d’Adama), à la frontière avec le Cameroun et le Tchad. L’armée a pratiqué une politique de terre brûlée, bombardant ses propres populations (comme le Syrien Assad ou les dirigeants pro-occidentaux ukrainiens le feront, mais un seul de ces trois crimes a été retenu comme insupportable par l’Europe) pour la première fois depuis la guerre du Biafra et détruisant des villages entiers. Entre la terreur aveugle répandue par les militaires et celle, ciblée, de Boko Haram, les populations de la région sont écrasées.
Grave responsabilité du président Jonathan
Dépourvu de réelle stratégie contre Boko Haram, le gouvernement nigérian - qui consacre pourtant officiellement près d’un quart de son budget (la corruption en ampute une partie) à la lutte contre le terrorisme - n’est pas arrivé à marquer des points significatifs contre les jihadistes.
Ces derniers, au contraire, sont capables de perpétrer des attentats meurtriers chaque semaine, notamment contre des marchés ou contre des écoles dispensant un enseignement non coranique (des dizaines d’enfants et étudiants ont déjà péri); d’enlever des centaines de femmes et jeunes filles, principalement musulmanes, pour les marier de force avec les combattants et en faire de "bonnes musulmanes", ou pour les vendre; de conquérir un territoire de 22 000 km2 (environ les trois quarts de la Belgique) dans le nord-est du pays, nommé "califat".
Le président sortant Goodluck Jonathan porte une lourde part de responsabilité dans le désastre en cours. Il se laisse en effet guider dans sa politique par des pentecôtistes radicaux adeptes de l’"œil pour œil, dent pour dent". En outre, en annonçant qu’il voulait être le candidat du parti au pouvoir (PDP) à la présidentielle de février prochain, il a jeté aux orties la règle non écrite qui voulait que le candidat officiel soit alternativement un chrétien et un musulman.