Grèce: Syriza est "un vecteur pour inaugurer une ouverture vers une logique post-néolibérale"
Plongé dans un profond état de désespoir, le peuple grec attend un changement radical. Entretien avec le philosophe et politologue Michel Vakaloulis.
Publié le 23-01-2015 à 21h32 - Mis à jour le 24-01-2015 à 23h46
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Plongé dans un profond état de désespoir, le peuple grec attend un changement radical.Entretien Gilles Toussaint Philosophe et politologue, Michel Vakaloulis est maître de conférences à l’université de Paris 8. Il est actuellement en Grèce pour suivre le scrutin électoral.
La victoire semble ne pas pouvoir échapper à Syriza. Dans tous les cas, ce parti aura tout intérêt à conclure des alliances. Quels sont les rapprochements envisageables ?
On peut dire que la surprise ne sera pas la victoire de Syriza, mais plutôt son ampleur. Tous les sondages montrent en effet un écart qui ne cesse de se creuser en sa faveur. Le chef de file de Nouvelle Démocratie, M. Samarás, qui a fait une campagne électorale mâtinée de prévisions catastrophiques, est réduit à dire que Syriza veut transformer la Grèce en Corée du Nord ! L’argument est délirant et exprime le désarroi du Premier ministre.
Mais en Grèce, avoir le levier gouvernemental ne signifie pas avoir le vrai pouvoir. Syriza devra faire face au contre-pouvoir des mondes médiatique et économique qui, pendant 40 ans, ont tissé un système de connivence et de corruption qui a permis une hégémonie sans partage des conservateurs de Nouvelle Démocratie et des socialistes du Pasok. Jusqu’en 2009, ces deux partis représentaient entre 80 et 87 % du corps électoral. Du coup, ils ont joué énormément la carte du clientélisme. La bourgeoisie grecque y était très liée.
L’enjeu pour Syriza ne sera pas tant de constituer des alliances politiques que de réaliser des alliances sociales avec les différents mouvements de la société civile. Les syndicats grecs sont fortement discrédités en raison des liens très forts qu’ils ont entretenus avec les partis politiques dominants, dont ils ne se sont jamais détachés. Après plusieurs années conflictuelles, la population apparaît découragée et assommée suite à la vertigineuse chute de ses conditions d’existence et à la lutte pour la survie quotidienne.
Faute de majorité absolue, il aura besoin de soutien pour changer les lois…
S’il n’a pas de majorité absolue, il devrait y avoir une alliance avec To Potámi (La Rivière), un nouveau parti centriste, extrêmement composite, auquel les sondages prédisent 6 à 7 % des voix. Celui-ci défend un programme de réformes antibureaucratiques et de modernisation de l’Etat.
Mais il est toujours préférable de voter des lois avec le plus grand assentiment politique possible. Même en cas de majorité absolue, il pourrait y avoir des collaborations ponctuelles sur des propositions de lois où l’on trouve de larges majorités parlementaires. Les dirigeants communistes du KKE donnent l’impression de taper davantage sur Syriza que sur Nouvelle Démocratie, mais dans le même temps, ils se disent prêts à porter des lois qui vont dans le même sens que le parti de M. Tsípras. Il pourrait aussi y avoir des alliances de fait avec les Grecs indépendants. C’est un parti de droite, mais de tendance souverainiste, qui veut expulser la Troïka européenne et mettre un terme à la politique d’austérité.
Syriza pourrait ne pas être qu’un feu de paille et avoir une influence au-delà des frontières helléniques ?
Syriza apparaît comme un vecteur pour inaugurer une ouverture vers une logique post-néolibérale. Cela peut paraître provocateur, comme si on voulait mettre le feu dans la plaine. Mais depuis le scrutin de 2012 (qui avait vu la victoire de Nouvelle Démocratie, NdlR), où la peur l’avait emporté, le climat a beaucoup changé. Même au sein des cercles dominants, de plus en plus de voix discordantes reconnaissent que cette politique n’a pas payé et qu’elle a au contraire donné des résultats contre-productifs. Tout le monde admet aujourd’hui que la dette grecque n’est pas viable dans sa forme actuelle. On est face à l’échec des politiques dont on a acté les terribles dégâts pour la population grecque.
Plus largement, le climat de récession qui touche le pays entraîne de lourdes pertes économiques. Continuer dans cette direction s’apparente de plus en plus auprès de l’opinion européenne comme une sorte de volonté punitive vis-à-vis des Grecs. Cela pouvait passer en 2012, quand on disait que ceux-ci étaient des cigales qui vivaient au-dessus de leurs moyens sans trop se décarcasser. Mais à présent, qui oserait encore affirmer cela ? Si on considère que tous les actifs inoccupés en Grèce sont des feignants, on discrédite aussi les autres pays européens qui peinent à inverser la courbe du chômage…
Quel que soit le parti qui l’incarne, la population grecque n’entretient-elle pas un rapport de méfiance vis-à-vis de l’Etat ?
Il est vrai que les Grecs ont l’impression qu’il n’y a plus de démocratie chez eux. Il y a d’abord eu pendant des décennies l’emprise du bipartisme prédominant entre Nouvelle Démocratie et le Pasok. Puis au moment de la crise, un ensemble de mesures ont été appliquées sans même que certains ministres n’aient le temps de lire ce qu’ils allaient voter. C’étaient des choses négociées et imposées par des technocrates. La victoire de Syriza traduit une sorte de revanche. C’est l’idée que l’on ne peut pas être gouverné par des e-mails. Mais cette méfiance est quelque chose que l’on connaît aussi dans d’autres pays. Le philosophe Cornelius Castoriadis disait déjà que si l’on appliquait les critères de Grecs anciens pour qualifier l’ensemble de nos régimes représentatifs actuels, ce serait plutôt des régimes oligarchiques, pour ne pas dire carrément ploutocratiques.
Syriza est donc condamné à réussir ?
Oui. En dehors du fait qu’ils doivent immédiatement prendre des mesures pour lutter contre la crise humanitaire en Grèce, il faut réformer radicalement l’Etat, sortir du piège de la corruption et des tentatives de privatisation à des fins d’intérêts purement privés. La société grecque n’accordera pas de grâce à Syriza. S’ils échouent, l’avenir risque d’être terrible parce que la force qui guette, c’est le fascisme d’Aube dorée. Je pense que l’Europe démocratique, pas seulement l’Europe de gauche, mais l’Europe qui veut tout simplement un keynésianisme de bon aloi où les gens peuvent vivre dans des conditions décentes, a intérêt à la réussite de Syriza. Sinon, l’avenir sera bien plus sombre.