L’Europe s’englue dans la crise migratoire
Deux experts internationaux jugent sévèrement l’attitude des pays européens face aux flux de migrants. Les mesures nécessaires à court terme n’ont pas été mises en œuvre. Et la vision à long terme est inexistante. Entretien avec le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des migrants.
Publié le 11-08-2015 à 19h29 - Mis à jour le 12-08-2015 à 06h47
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Les mesures décidées fin juin par les dirigeants européens ne semblent rien y faire. Avec l’arrivée de l’été, la crise migratoire en Méditerranée n’a fait qu’empirer. Une situation qui, à entendre le directeur du bureau européen du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), Vincent Cochetel, résulte des désaccords persistants entre les Etats membres quant à la mise en œuvre de ce programme. "La Commission a proposé un paquet de mesures qui allaient dans la bonne direction. A nos yeux, celui-ci comportait un certain nombre d’éléments à mettre en œuvre très rapidement, mais cela n’a malheureusement pas été le cas" , explique-t-il.
Parmi ces mesures d’urgence figurait notamment le déploiement de "hotspots", ces fameux bureaux installés en Italie et en Grèce de façon à identifier et enregistrer rapidement toute personne arrivant dans ces pays. " Ils doivent permettre de différencier les personnes qui sont réellement en besoin de protection internationale de celles qui ne le sont pas. Mais il n’y a toujours rien en place de façon opérationnelle et donc il y a encore beaucoup de gens qui s’éparpillent dans la nature sans être enregistrés" , poursuit Vincent Cochetel. Et de déplorer également que le programme de répartition pour l’accueil de 40 000 demandeurs d’asile entre les Etats membres ne soit pas non plus en état de marche. "Et ce, alors même que 124 000 réfugiés et migrants sont arrivés dans les îles grecques depuis le début de l’année." De la même manière, le projet de réinstallation de 20 000 réfugiés - qui se trouvent aujourd’hui en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient ou en Turquie - progresse trop lentement.
Les migrants victimes de l’austérité
Un autre point noir concerne les structures d’accueil dans les pays qui sont le plus sous pression. La situation de la Grèce est particulièrement interpellante, insiste le représentant du HCR. " La capacité de réception de ce pays est totalement insuffisante. Sur la plupart des îles, il n’y a rien. Le peu d’infrastructures existantes sont plutôt des centres de détention surpeuplés et pas du tout adaptés aux besoins des personnes qui arrivent. Il n’y a pas non plus de véritable système en place pour assurer tous les besoins primaires en matière de fournitures alimentaires, d’eau, etc. Avec le plan d’austérité, la Grèce n’est malheureusement pas à même de répondre à toutes ses obligations pour l’instant. Les services publics ne peuvent pas recruter du personnel, ils ont des contraintes terribles en matière d’achat de biens ou de services. Ce pays a besoin d’un soutien financier et technique. "
D’autant qu’Athènes n’a pas davantage les moyens de financer une politique de retour efficace des migrants qui ne répondent pas aux critères de l’asile. Or, insiste notre interlocuteur, "il faut que les gens qui n’ont pas vocation à l’asile soient renvoyés dans leur pays d’origine. Il n’y a pas d’autres solutions car les opinions publiques européennes ne peuvent pas comprendre que tout le monde reste" .
Sur le front maritime à proprement parler, par contre, Vincent Cochetel, observe une amélioration de la situation. Les Vingt-huit assument leurs responsabilités en mobilisant des moyens de surveillance et de sauvetage, même si, prédit-il, il y aura encore des drames en Méditerranée "car les gens sont désespérés et les passeurs peu scrupuleux".
Paris et Londres doivent s’entendre
Outre le cas grec, la France et le Royaume-Uni doivent également rapidement s’accorder pour mettre un terme au chaos qui règne à Calais. "Des accélérations de procédures doivent avoir lieu des deux côtés de la Manche" pour s’assurer notamment que les migrants qui ont des liens privilégiés au Royaume-Uni (familiaux…) puissent être pris en charge par ce pays, comme le prévoient les règles européennes.
Quant à la polémique belgo-belge sur le bien-fondé de l’accueil des migrants dans d’anciennes casernes, M. Cochetel l’évacue avec pragmatisme. " Nous sommes face à une situation exceptionnelle où il y a un besoin d’accueil. Toute forme de réponse un peu plus structurée, avec des possibilités d’hébergement, même précaires, sera meilleure que le statu quo. Je comprends qu’une partie de l’opinion puisse s’inquiéter du fait que ces lieux ne soient pas les plus adaptés, mais c’est mieux que de rester dans la lande de Calais ou les rues de Bruxelles. Si c’était un feu de forêt qui impose de reloger immédiatement 3 000 ou 4 000 personnes dans l’UE, on mobiliserait des stades, des casernes ou autres…"
Revoir le cadre européen
Reste un problème de fond : l’inadéquation du système d’asile européen avec le contexte actuel qui voit des Etats membres confrontés à des arrivées massives de migrants par bateau, alors même que ces personnes ne souhaitent pas demander l’asile en Grèce ou en Italie. " Cela ne peut pas continuer comme cela, ce n’est pas tenable. Il va falloir penser à un système parallèle, au moins pour la gestion de ces arrivées par la mer. En 2003, nous avions déjà évoqué la possibilité de mettre en place des centres de traitement sur le continent européen pour que ces arrivées ne soient non plus gérées par le pays d’entrée, mais par l’ensemble des Etats membres. Avec une clef de répartition entre ceux-ci, mais aussi une politique de retour commune pour les personnes qui n’ont pas besoin de protection. "
L’idée est restée lettre morte jusqu’ici. Un nouveau sommet européen extraordinaire, comme le réclame l’eurodéputé libéral Guy Verhofstadt, ferait-il bouger les choses ? "Peut-être" , conclut notre interlocuteur, sans donner l’impression de trop y croire.
"Les politiciens ne cherchent pas à résoudre cette crise"
Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des migrants, le Canadien François Crépeau porte un regard critique et iconoclaste sur ce qui se passe en Europe.
Comment jugez-vous la situation actuelle ?
Le problème, c’est que les migrants ne votent pas. Les politiciens ne cherchent donc, au fond, pas du tout à résoudre cette crise. Ils l’exploitent à des fins électorales et prennent des mesures qui ne répondent pas à ce défi.
Prenez l’argument qui insiste sur la nécessité de renvoyer les migrants économiques de manière à pouvoir se concentrer sur les réfugiés, cela va compliquer encore plus les choses plutôt que les faciliter. D’abord parce qu’il faut pouvoir faire la distinction entre les deux. Or, pour cela il faut des procédures longues, coûteuses et qui ne satisferont de toute façon en rien ni les politiciens ni l’opinion publique. Cela jette en outre la suspicion sur tous les demandeurs d’asile, car cela revient à dire qu’ils sont des migrants économiques déguisés. C’est un système qui se mord la queue. Alors que l’UE a des politiques restrictives à tous crins depuis 20 ans, la migration clandestine a-t-elle diminué ? Non.
Que faudrait-il faire dès lors ?
A court terme, on n’arrivera pas à endiguer les conflits et le mal développement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. On ne pourra donc pas réduire les flux migratoires de façon radicale. Par contre, on peut agir sur le facteur d’attraction que constitue le marché clandestin de l’emploi. On s’en prend aux migrants qui occupent ces jobs, mais pas aux employeurs.
Si l’on s’attaquait plutôt aux employeurs, en réduisant ne serait-ce que de moitié les marchés de l’emploi clandestin que nous avons laissé fleurir depuis 30 ans, les migrants ne sont pas fous, ils iront ailleurs. Ce qui les intéresse, ce ne sont pas les bénéfices sociaux - les clandestins n’y ont pas droit -, c’est d’avoir du boulot pour envoyer de l’argent à la maison. On pourrait alors envisager d’ouvrir davantage les frontières en accordant des visas "intelligents" payants aux migrants qui cherchent un emploi. Un visa valable cinq ans, par exemple, qui permet de venir chercher un boulot en Europe trois ou quatre mois par an dans le circuit officiel, puis de rentrer chez eux. Ça, c’est du management des migrations. On favorise leur intégration et on améliore perception au sein de la population. Mais pour y arriver, il faut que nous soyons les gens vers qui les migrants veulent venir. Si nous ne faisons que de la répression, ils iront vers les passeurs.
Et en ce qui concerne les réfugiés syriens ? Cette crise dépasse le cadre européen, ne faudrait-il pas un sommet international pour traiter ce problème ?
Je pense que c’est ce qu’essaie de faire le HCR et il n’y arrive pas. C’est évident que si l’on veut réduire le nombre de traversées de la Méditerranée, la première chose à faire c’est de retirer tous les Syriens du circuit. Il faudrait faire ce que l’on a fait avec les Indochinois : organiser un accueil international. Cela signifie que l’Europe en accueillerait peut-être un million ou un million et demi sur cinq ans. Ce n’est pas énorme pour une population de 500 millions de personnes. Mais il n’y aucun appétit dans aucun pays pour accueillir des musulmans quinze ans après le 11 Septembre. On est encore dans cette paranoïa selon laquelle les musulmans sont tous des terroristes. Ce qui est une absurdité manifeste.
Le "mur" hongrois crée un appel d’air
Annoncée à grand renfort de publicité par le Premier ministre Viktor Orban et lancée il y a quelques semaines, la construction d’une barrière "anti-migrants" le long de la frontière entre la Hongrie et la Serbie a eu pour effet de créer un "vent de panique au sein de certaines communautés" , explique Vincent Cochetel. "Sur les réseaux sociaux, on peut observer que de nombreux Syriens s’inquiètent de la construction de cette clôture. Le bruit court que l’Union européenne se ferme et va être entourée de barrières. Il y a donc un effet d’appel et une accélération du flux migratoire. Des gens quittent en ce moment la Turquie en se disant qu’il vaut mieux partir avant que toutes les frontières européennes soient fermées."
La grande majorité des personnes qui empruntent la route de l’est de la Méditerranée ne sont pas des migrants économiques, mais des candidats réfugiés qui proviennent principalement de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak, souligne-t-il. "S’il leur est impossible de demander l’asile via la Hongrie, ils passeront par une autre voie, via la Croatie, la Slovénie, l’Albanie ou ailleurs. C’est un peu naïf de penser que les barrières arrêtent les gens" , juge le directeur du bureau européen du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR). Sur le plan symbolique, la décision hongroise est en outre regrettable à ses yeux. " Il y a presque 60 ans, quand les Hongrois voulaient fuir leur pays suite à l’invasion soviétique, ils se sont trouvés face à une barrière (le rideau de fer, NdlR) qui les empêchait de partir. Et maintenant, la Hongrie construit une barrière pour empêcher des réfugiés d’arriver sur son territoire. C’est un peu triste au regard de l’histoire européenne."