“Les imams doivent cesser de berner les gens”
Farid Abdelkrim, ex-prédicateur des Frères musulmans, reproche à certains imams de prôner un islam qui accroît les frustrations des jeunes musulmans de France et de Belgique. Interview.
- Publié le 02-12-2015 à 10h37
- Mis à jour le 02-12-2015 à 15h56
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Farid Abdelkrim a fait une brève incursion en Belgique, lundi soir, pour parler devant la grande foule à la salle Saint-Vincent de Battice, près de Liège. Ce Français de 48 ans, ancien prédicateur des Frères musulmans, apparaît régulièrement sur les plateaux de télévision, mais ne parle plus dans les mosquées depuis qu'il a fait paraître en février dernier son livre “Pourquoi j'ai cessé d'être islamiste”. Il s'adresse aujourd'hui à un public beaucoup plus large.
Farid Abdelkrim, quand on regarde votre parcours, vous avez des similarités avec certains assaillants des attentats de Paris. Petite délinquance, joints, radicalisation... Et pourtant, vous êtes si différent.
Pourquoi certains basculent et d'autres non? J'ai des petits éléments de réponse : la place de la famille d'abord, le rapport avec l'autre, avec celui qui n'est pas croyant ou musulman, ensuite. Dans le cas d'une rupture totale avec la famille et avec l'environnement dans lequel on se trouve, il peut y avoir une facilité à l'endoctrinement et au bourrage de crâne. Les frères Kouachi, vers 11 et 12 ans, sont un jour rentrés de l'école et ont trouvé leur maman morte dans le salon, droguée. Leur père était quasi-inexistant. Mais cela n'explique pas le passage à la violence. Est-ce parce qu'ils ont été incapables de donner un sens à leur vie qu'ils ont essayé à donner un sens à leur mort? L'islam a très peu de place dans tout cela. On est très loin d'un cheminement religieux.
Les membres de Daech sont-ils des imposteurs?
C'est la plus grande des impostures sauf qu'ils utilisent des leviers qui fonctionnent chez certains. Quand j'ai fait mes premiers pas chez les Frères musulmans, ils voulaient redonner vie au califat. C'était juste un souhait. Daech l'a fait. D'une manière catastrophique et barbare.
Quelle est pour vous la plus grande imposture religieuse de l'Etat islamique?
Le fait d'user de la violence et de la justifier au nom d'un Dieu qui en principe est clément, miséricordieux et pardonneur. On fait dire ce qu'on veut au texte. On fait dire ce qu'on veut à Dieu. On se sert de lui et des hommes. Il va falloir sortir de la tête des gens cette idée saugrenue de califat par al-Baghdadi et toute sa clique de mercenaires et de brigands.
N'est-ce pas un retour à l'islam des origines?
La grande illusion! Beaucoup ont voulu y croire. Cet islam concernait une époque. Certains salafs se laissent pousser la barbe, portent la djellaba fabriquée à Taiwan... ce n'est pas l'islam des origines! On peut essayer de chercher l'esprit de l'islam des origines, mais on ne peut penser Dieu aujourd'hui en omettant le monde dans lequel on vit. Les prédicateurs, les imams, les conférenciers doivent arrêter de berner les gens. Quand ils mettent en relief des compagnons du Prophète et leurs exploits, ils accroissent encore plus la frustration dans laquelle se trouvent certains jeunes qui se disent qu'ils ne sont pas des musulmans. Le cheminement prend du temps. A l'époque du zapping, beaucoup de jeunes veulent aller très vite. Ils font du bruit, manifestent des signes d'appartenance alors que l'enseignement spirituel de l'islam nous invite à la discrétion. Tareq Oubrou, l'imam de Bordeaux, appelait à une invisibilité de l'islam, pas dans le sens de se cacher, mais d'une démarche mystique qui vise à la discrétion. L'exubérance d'une partie de la jeunesse correspond peut-être à un problème d'identité. Arborer des signes extérieurs, c'est une façon de pouvoir lire dans le regard des autres que je suis musulman.
Vous qui avez été frère musulman, considérez-vous que l'idéologie de Daech leur doit quelque chose?
Il y a des points communs entre les deux. Je ne vois pas de cloisonnement entre le salafisme quiétiste, qui porte sur les moeurs, et le soi-disant “djihad” qui amènerait quelqu'un à commettre un acte terroriste. On ne peut isoler l'auteur de l'attentat de l'environnement dans lequel il évolue. Quand un illuminé dit dans une mosquée que la musique transforme celui qui l'écoute en singe ou en cochon, cela façonne l'individu. Quand un imam parle le vendredi des “ennemis de l'islam”, il plonge le fidèle dans un monde binaire où il y a les musulmans et les autres. Le gamin sort de la mosquée, continue la discussion avec d'autres, s'enfonce dans une posture victimaire ou offensive, et puis quand il rentre chez lui, il va continuer sa quête sur internet. Les Frères musulmans n'ont jamais appelé à la violence en France. C'est une confrérie légaliste, prétendumment réformiste. Il n'empêche que le discours a fait son petit bonhomme de chemin.
Pourquoi avoir quitté les Frères musulmans?
Les Frères ont institutionnalisé l'hypocrisie. On racontait des salades aux gens, à des jeunes qui venaient écouter, très religieusement. On a fait tout ce tam-tam autour du voile, une erreur car les principales victimes sont des jeunes filles qui voudraient bien étudier, mais à qui on a fait porter sur le dos une charge qu'elles n'étaient pas capables de porter. Mon évolution a commencé dès le début de mon appartenance aux Frères.
Comment avez-vous pu être prédicateur et si convaincant... ?
Tout le drame est là. J'ai vécu pendant dix ans à côté de moi-même. J'étais dans un pacte d'allégeance. La première chose qui m'a frappé fut l'incohérence. Le bon musulman ne se met jamais en avant. Il ne prend jamais la parole en public. Sauf que tous les responsables des Frères faisaient le contraire. Ils disaient que c'était leur responsabilité. Il y a un choc des ego au sein des Frères. Le pouvoir arrive. Les têtes commencent à tourner. Lors de mes premières conférences, j'avais deux personnes en face de moi. Six ans après, j'en avais jusqu'à 8000. Le vertige est énorme. Les gens vous applaudissent et crient devant vous “Allahou Akbar”.
Les Frères utilisent-ils le conflit palestinien comme un facteur de victimisation?
Oui, il fait partie de leur discours. L'injustice est mise en avant. En 2005, lorsque j'ai scellé ma rupture définitive avec les Frères musulmans, j'avais été invité par le curé de Nazareth Emile Shoufani à visiter Auschwitz avec 250 Juifs et Palestiniens, de Belgique et de France. Quand les cadres de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) ont appris cela, ils m'ont interdit d'aller à Auschwitz parce que j'allais “m'incliner devant l'Etat d'Israël et trahir nos frères palestiniens”. J'y suis allé. J'ai été accusé de haute trahison. Pour les cadres de l'UOIF, la Palestine est au coeur de leur combat. Ils affirment : “Nous sommes tous des Palestiniens”. Je leur ai dit un jour : “Moi je ne suis pas palestinien. Je suis français d'origine algérienne”. Je n'ai aucune prétention de vouloir régler les problèmes internationaux.
Depuis, vous n'avez plus été invité à parler dans une mosquée?
Les portes se sont fermées. Je fais mes cinq prières par jour. Je fais le le ramadan. Je jeûne un jour sur deux. Mais le débat n'est pas accepté. Les musulmans que je connais me disent: ou bien tu es avec moi, ou bien tu es contre moi.
Dans votre dernier livre, “L'islam sera français ou ne sera pas”, vous plaidez pour une nette séparation entre l'islam et la politique.
J'ai dit aux Frères musulmans. Faites comme les Juifs. Créons un consistoire, composé d'imams religieux qui ne s'immisceront dans aucune question politique. Et vous, créez un Crif (ndlr, le Conseil représentatif des institutions juives de France), plus politique. Cela n'a jamais été retenu. Parce que si on leur enlève la religion , les Frères n'ont plus la capacité de mobiliser leur public. Nothing, wallou, rien. L'islam français est une idée très simple. D'abord, faire le constat d'échec de cette volonté de représenter la communauté musulmane depuis plus de 25 ans. Les musulmans n'ont pas à être représentés en France par des musulmans. Ils doivent être représentés par des députés de la République. Il y a une seule communauté nationale en France. Par contre, trouvons le moyen de représenter l'islam en tant que religion. C'est pour cela que je propose l'idée d'un consistoire islamique français, avec un grand mufti de France et des imams régionaux qui seront élus selon leur maîtrise du français, la connaissance du pays, du droit français et européen et de la religion. Si on ne fait pas cela, nous aurons encore les politiques qui font du communautarisme avant les élections et des Etats étrangers qui interviennent. Et de plus en plus de jeunes continueront à ne plus faire leurs prières à la mosquée, mais sur internet.