Pourquoi la Turquie a tout intérêt à ménager l’Etat islamique
Pourquoi la Russie fustige-t-elle la Turquie ? Le gouvernement turc bénéficie-t-il des trafics qui financent l’Etat islamique ? Peut-on lui faire confiance pour gérer la crise des réfugiés syriens ? Spécialiste de la Turquie à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Dorothée Schmid est l’Invitée du samedi de LaLibre.be.
Publié le 13-12-2015 à 11h49
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Pourquoi la Russie fustige-t-elle la Turquie ? Le gouvernement turc bénéficie-t-il des trafics qui financent l’Etat islamique ? Peut-on lui faire confiance pour gérer la crise des réfugiés syriens ? Spécialiste des politiques européennes en Méditerranée et au Moyen-Orient, Dorothée Schmid dirige le programme ‘Turquie contemporaine’ de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Dorothée Schmid est l’Invitée du samedi de LaLibre.be.
Dans quel contexte doit-on replacer les récents accrochages militaires et diplomatiques entre la Turquie et la Russie ?
Il faut comprendre ces tensions à travers l’affrontement des deux pays dans la crise syrienne, où il y a de grandes difficultés à mettre tout le monde d’accord sur une piste de solution politique. Depuis le début des frappes russes, on a observé une série d’incidents qui démontre une augmentation de l’exaspération du côté turc. Les frappes russes contre des positions turkmènes passent très mal auprès d’Ankara, tout comme la montée en puissance de l’autonomie kurde est perçue comme un chiffon rouge très dangereux. Le soutien américain aux Kurdes syriens est très mal vécu. Cependant, la Turquie ne voulait sans doute pas réellement abattre l’avion de chasse russe… et la Russie ne voulait pas en arriver à ce point. Les deux Etats se sont beaucoup testés jusqu’à ce grave incident.
Mais l’escalade diplomatique était clairement visible…
C’est logique à partir du moment où se développe une compétition entre puissances régionales avec d’un côté les pro-Bachar et de l’autre les anti-Bachar. Bien que personne ne souhaite l’escalade, il y a une crainte que ces tensions ne dégénèrent davantage car les Russes ont vraiment envie de montrer leur suprématie.
La Turquie a enregistré une série de revers. C’est donc le bon timing pour la Russie ?
La Turquie, qui se retrouve en difficulté tant en Syrie qu’en Irak, voit sa démonstration de puissance être testée dans la pratique. Le Premier ministre irakien exige le retrait des troupes turques sur son sol, mais Ankara refuse de reculer. Et en Syrie, la crise s’enlise alors que la Turquie tablait sur une issue comparable aux printemps arabes observés en Tunisie, Libye et Egypte. La rupture diplomatique brutale est consommée dès la fin 2011. Dès lors, la Turquie aide politiquement et militairement les opposants de Bachar al-Assad dans le Nord de la Syrie.
La Turquie ne ferme pas ses frontières et permet ainsi aux djihadistes européens de rejoindre facilement les combattants de l’Etat islamique. Est-ce délibéré ?
C’est une forme de gestion passive de la crise syrienne, par laquelle la Turquie espère pouvoir étendre son influence régionale. Elle rêve de devenir une faiseuse de Rois en Irak et en Syrie. Suite au printemps arabe, sa diplomatie a marqué un soutien clair aux forces politiques sunnites et islamistes, mais aussi un soutien ethnique pour les peuples qui lui sont proches, comme les Turkmènes. Ce double objectif d’influence, ethnique et religieux, va de pair avec une sympathie plus ou moins assumée pour les groupes islamistes tels que les Frères musulmans. La marginalisation des sunnites par le gouvernement irakien de Maliki explique sans doute une forme de négligence, tolérance ou sympathie idéologique de la Turquie pour l’Etat islamique. En clair, la Turquie a tout intérêt à ménager l’Etat islamique, cette organisation politique en formation.
Justement, quel est concrètement son intérêt ?
On évoque souvent les trafics de personnes et autres circuits de contrebandes d’armes, de produits illicites, d’antiquités et de pétrole. Ceux-ci ne sont pas nouveaux. Il y a eu une réactivation des réseaux qui permettaient au régime de Saddam Hussein de contourner les sanctions internationales contre l’Irak. En réalité, tout le monde fait du business avec tout le monde. C’est la particularité de ce conflit où chaque acteur s’entretient mutuellement. Personne n’a intérêt à mettre un terme à cette économie. Dans ce contexte, l’Etat islamique est le plus mobile et le plus souple. D’une certaine façon, son administration est mieux gérée que l’Etat syrien. Pour sa part, la Turquie et ses 900km de frontières est idéalement située pour bénéficier de toute cette économie grise.
Alors que son économie est en berne, la Turquie bénéficie donc de cette crise ?
Oui, car cette économie grise absorbe un flux de réfugiés syriens que la Turquie n’est pas en mesure d’aider et qui n’ont pas le droit de travailler. Cela fait donc vivre le Sud-Est de la Turquie. Certains économistes évoquent même une bénédiction pour l’économie turque, car des entrepreneurs syriens se sont délocalisés et implantés dans le pays. De plus, la main-d’œuvre est particulièrement peu coûteuse. L’AKP, le parti au pouvoir, sait très bien qu’une baisse de la croissance économique a un coût politique. Cette économie grise permet donc d’endiguer les conséquences de la situation économique actuelle dans le pays. Evidemment, il ne faudrait pas que les coûts politiques et sécuritaires ne deviennent trop lourds. Parmi les coûts politiques, il y a les avertissements de l’OTAN et la pression des Etats-Unis. Sur le plan sécuritaire, il ne faudrait pas que les combats franchissent la frontière.
Certains observateurs n’évoquent pas de la ‘passivité’, mais un soutien réel…
Des liens sont également évoqués avec le Qatar et l’Arabie saoudite. Ce qui est paradoxal dans le chef de la Turquie, c’est la présence d’un président qui se veut de plus en plus puissant, alors que son pays fait face à des tensions politiques et anarchistes qui lui échappent. L’attentat d’Ankara démontre en partie cette perte de contrôle de l’Etat turc et la difficulté de maitriser les mouvements islamistes. Par son obsession de contrôle, Erdogan est confronté à des forces ingérables.
A quelles forces pensez-vous particulièrement ?
Aux forces kurdes et aux cellules dormantes de l’Etat islamique et d’autres groupements terroristes présents sur son territoire. Mais il est dès lors très difficile de prouver que la Turquie encourage ces groupes.
Pourtant, certains éléments le démontrent…
Effectivement, on peut considérer qu’il y a eu au minimum une forme de trêve ou de ‘gentleman agreement’ avec Daech pour éviter que les deux entités ne se nuisent mutuellement. Et pour cause, il y a tellement de djihadistes présents en Turquie qu’ils pourraient mettre le pays à feu et à sang. Ce n’est pas le cas. Inversement, cette puissance militaire régionale pourrait aussi s’attaquer beaucoup plus fermement à l’Etat islamique. Ce n’est pas le cas non plus.
Quels indices permettent d’affirmer cela ?
Il y a notamment la prise d’otages du consulat turc à Mossoul au printemps 2014. Une cinquantaine de personnes étaient prises en otages, dont le consul et des membres des forces spéciales turques. Après plusieurs mois, ces otages étaient tous libérés sans avoir été victimes de quoi que ce soit, alors que Daech effectuait des décapitations particulièrement spectaculaires avec toute une série d’otages. La Turquie affirme s’être arrangée sans négociation. C’est particulièrement étrange, presque invraisemblable dans ce contexte. Le gouvernement turc a imposé un black-out total à la presse sur cette affaire d’otages. A partir de ce moment, il y aura un contrôle obsessionnel sur la presse concernant l’actualité autour de l’Etat islamique. Les quelques journalistes qui évoqueront des liens – et en particulier la livraison d’armes à l’Etat islamique par un camion des services secrets turcs - seront arrêtés et inculpés de complot contre la sécurité de l’Etat. Les enquêtes sont étouffées par tous les moyens, dont le déplacement de magistrats et une presse muselée.
La presse est donc dans l’incapacité de relater la vérité ?
On ne peut pas se fier à la presse turque en ce moment, mais les correspondants étrangers ont aussi beaucoup de mal à travailler. Ils sont régulièrement intimidés. Le flou sur l’information est total. Le déni d’Ankara est permanent. Un rapport des services turcs - fuité à la presse en janvier dernier - chiffrait à 3000 le nombre de Turcs liés à Daech. Ces chiffres sont flous mais ils indiquent un malaise des autorités. Certains groupes pro-Etat islamique se sont d’ailleurs manifestés ouvertement. On recense ainsi des bagarres entre étudiants (dont certains portaient des T-shirts au nom de Daech), des bureaux d’information à Istanbul même et d’autres présences visibles. Avant l'attentat d'Ankara, les parents des djihadistes ont dénoncé leurs propres enfants mais n'ont jamais été entendues. C’est donc soit de l’incompétence, soit de la négligence, soit… de la bienveillance. L'accord tacite avec Daech pourrait néanmoins tomber avec la montée des tensions en Syrie et de la pression internationale sur l'organisation islamiste. La Turquie fait desormais partie de la coalition anti-Daech et la CIA vient d'avertir de la possibilité d'attentats majeurs sur le sol turc.
Dans la crise des réfugiés, la Turquie était plutôt accueillante au début, non ?
Oui, au début et dans sa logique de soutien aux opposants syriens, la Turquie est parvenue à accueillir des flots de réfugiés dans des camps plutôt modernes et bien organisés. Mais elle a vite été débordée par les nombreux flux de réfugiés, avant même que la crise ne s’enlise.
Plus récemment, il y a eu l’accord de l’Union qui promet d’aider la Turquie dans la gestion de ces flux à hauteur de 3 milliards d’euros.
C’est un accord 100% tactique ! On a dit n’importe quoi à ce sujet. La réalité, c’est que la Turquie n’a pas de politique pour gérer les réfugiés. Elle a réduit le nombre d'embarcations à destination de la Grèce et arrêté des passeurs juste au moment de l'accord. Le gouvernement turc voulait prouver sa capacité à agir, alors qu'il a laissé filer la question depuis longtemps. L’Europe promet 3 milliards d’euros d’argent frais, mais il n’y a pas la moindre politique d’accueil des réfugiés. Aucune gestion ! La Turquie est incapable de faire face aux flux de réfugiés. Elle est juste parvenue à en donner l’impression de manière très ponctuelle pour nous inciter à l’aider. Dans le même temps, il n’y a strictement aucune confiance entre les deux parties.
La Turquie souhaite-t-elle vraiment intégrer l’Union européenne ou est-ce simplement un moyen de faire pression pour augmenter le nombre d’accords économiques ?
L’intention des Turcs est tout à fait sincère, mais je crois qu’ils se trompent sur le rôle et l’apport de l’Union européenne. D’ailleurs, le pays se distancie de plus en plus du projet européen et de nos valeurs. La Turquie est candidate depuis 1999, mais elle ne respecte déjà plus les critères politiques de Copenhague qui avaient permis d’entamer les négociations d’adhésion. L’UE est un ‘objectif stratégique’ aux yeux de la Turquie, cela démontre toute l’ambiguïté de la démarche par rapport à la réalité politique de l’Europe.