La Commission repousse les frontières de l’intégration
Elle a proposé, mardi à Strasbourg, de créer un corps européen de garde-frontières. Celui-ci pourrait intervenir aux frontières extérieures de l’UE, même sans l’aval de l’Etat concerné. Cette avancée fédérale déplaît à certains Etats membres, jaloux de leur souveraineté. Entretien.
Publié le 15-12-2015 à 21h19 - Mis à jour le 16-12-2015 à 10h14
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L’idée de relancer le projet européen sur base d’un noyau de pays disposés à aller vers davantage d’intégration revient de manière appuyée sur la table. Politologue à l’Institut Egmont et chercheuse associée à l’Université d’Oxford, Sophie Heine décrypte cette hypothèse.
La relance d’une telle dynamique est-elle souhaitable ?
Il faut rappeler que la plupart des avancées dans l’histoire de l’intégration européenne se sont faites autour d’un noyau dur. L’exemple principal est bien évidemment l’euro et l’Union économique et monétaire. Ce procédé repose sur la progression d’un groupe restreint de pays, qui a vocation à s’étendre petit à petit. Des possibilités juridiques existent dans les traités pour permettre ce type d’avancées ainsi que pour faciliter la flexibilité dans l’intégration : coopération renforcée ou clause de flexibilité par exemple. C’est donc tout à fait faisable et les propositions entendues ces derniers temps de la part de certains acteurs politiques montrent qu’il y a des velléités dans ce sens.
Par ailleurs, et sur un plan plus prescriptif, une telle option est absolument indispensable dans le contexte actuel. Le projet européen est en effet dans une impasse et même dans une phase de potentielle désintégration. On le voit avec le risque de Brexit. Même si le débat pré-référendaire au Royaume-Uni ne mène pas à cette issue, les exigences posées par Cameron remettent clairement en question certains des principes fondamentaux de l’intégration européenne et de son architecture institutionnelle. Et ce alors que les eurosceptiques ont déjà le vent en poupe dans un nombre croissant de pays.
Ceux qui évoquent cette hypothèse de noyau dur y croient-ils vraiment ou se servent-il de cette menace pour faire pression sur les Etats membres les plus difficiles ?
Il y a un risque que ce soit juste de la rhétorique. Mais j’insiste sur le fait que face à cette tendance à la désintégration une réaction s’impose. Depuis 30 à 40 ans, l’euroscepticisme ne fait que progresser et se renforcer. Les études les plus récentes montrent que cela devient un phénomène mainstream. Des courants qui étaient autrefois marginaux sont aujourd’hui considérés comme acceptables et recueillent de plus en plus de soutien électoral. En outre, leurs idées et leurs stratégies sont reprises par les courants politiques dominants de centre droit et de centre gauche. Face à cet enracinement, le gros problème est que l’on n’a pas de véritable projet politique concurrent en termes d’intégration. L’idée de se recentrer autour d’un noyau dur reflète ce besoin d’opposer une réponse fédéraliste à cette situation en allant plus loin dans la "supranationalisation" de certaines politiques.
Quels pourraient être les domaines concernés ?
Beaucoup de politiques font l’objet d’une européanisation partielle, avec un schéma hybride entre l’intergouvernemental et le supranational. Or, c’est justement cette européanisation partielle qui crée nombre des problèmes actuels. Il y a au contraire un besoin d’aller plus loin dans l’intégration européenne sur de nombreux plans: par exemple, sur la question des frontières et de Schengen - et ici les propositions de la Commission vont dans le bon sens -; les questions d’asile et d’immigration; celles de défense et de sécurité; le renseignement; l’Union économique et monétaire… On se trouve dans une phase où il y a des petits pas, mais pas encore de grand saut. L’une des sources de blocage à cet égard réside dans la difficulté de réformer les bases de l’intégration européenne sans passer par un changement de traité, qui requiert l’unanimité.
Interprétez-vous les récentes propositions de la Commission comme une tentative de donner une impulsion dans ce sens ?
Oui. La Commission joue son rôle qui est d’être à l’initiative. Elle est assez politique et ce que fait Juncker et toute son équipe est cohérent et beaucoup plus ambitieux que ce que faisait Barroso. Le problème, c’est que la Commission peut faire des propositions, mais ce n’est pas elle qui décide. Ce sont les Etats membres dans certains sujets et également le Parlement européen dans d’autres. C’est évidemment une difficulté, mais c’est peut-être en partie le message que veut faire passer la commission. Elle met en évidence les failles qui existent en raison de ce système hybride - qui ne fonctionne tout simplement pas sur un nombre grandissant d’aspects - pour ouvrir le débat.
Mais y a-t-il un appétit pour cela ? Quels pays seraient prêts à réellement s’engager dans cette voie ?
Pour que cela fonctionne, il est difficile d’imaginer un noyau dur dans les domaines que j’ai évoqués sans certains Etats clefs, comme la France et l’Allemagne et les pays du Benelux. Les petits Etats peuvent en effet jouer un rôle très important. Ils sont plus facilement fédéralistes car c’est dans leur intérêt. Leur tradition de souveraineté et d’identité nationale est en outre moins forte. Dans une telle perspective, le rapport avec le Royaume-Uni pourrait être assez constructif. Plusieurs responsables politiques britanniques ont souvent fait référence au fait que les aspirations de Londres à plus de distance avec l’Union pouvaient être très compatibles avec celles d’un noyau de pays souhaitant pour leur part plus d’intégration.
La Commission plaide pour une surveillance européenne des frontières extérieures de l’Union
Un corps de gardes-frontières et gardes-côtes européen. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, l’avait promis en septembre dernier lors de son discours sur "L’état de l’Union" devant le Parlement européen et il a rapidement fait élaborer une proposition concrète. Ce plan d’action - présenté mardi aux eurodéputés à Strasbourg par le vice-président de la Commission Frans Timmermans et par commissaire en charge des questions migratoires Dimitris Avramopoulos - doit être validé par le Etats membres. Plus vite dit que fait.
Le texte prévoit en effet le déploiement de ces gardes-côtes ou frontières en cas de crise, sans nécessairement que l’Etat membre concerné en ait fait la demande. Ce "droit d’intervention" s’appliquerait là où "des dysfonctionnements persistent" dans le contrôle extérieur des frontières, précise le texte de la proposition. Ou encore si "un Etat membre est face à une pression migratoire mettant en péril l’espace Schengen" et qu’une action nationale ne s’avère pas suffisante" - au hasard, en Grèce. Attention, sensible.
Avant même le dépôt de la proposition, Witold Waszczykowski, chef de la diplomatie polonaise, a qualifié l’initiative de "non démocratique". La Commission assure que la souveraineté nationale serait préservée. "Rien, absolument rien, ne pourra se passer sans l’acceptation des Etats membres", défend M. Avramopoulos - ils peuvent s’opposer à un déploiement du corps européen si une majorité d’entre eux votent contre, au Conseil.
"Super Frontex" et Bureau des retours
Ce point (plus ou moins) éclairci, en quoi consiste ce nouveau dispositif destiné à faire des frontières extérieures une responsabilité commune à tous ses Etats membres, et pas seulement à ceux situés aux marches de l’Union ? L’agence européenne Frontex a vécu, répond en substance la Commission.
Fondé sur la bonne volonté de chacun des Etats membres en matière d’approvisionnement en effectifs et équipements, l’actuel dispositif se révèle insuffisant et doit, dans l’esprit de la Commission, être remplacé par une "Agence européenne de garde des frontières et des côtes", destinée à assister les agents nationaux si le besoin s’en fait sentir. Cette Agence pourrait faire appel à au moins 1 500 experts (plus du double de Frontex) mobilisables en moins de 3 jours. Elle disposerait de ses équipements techniques et s’appuierait sur les travaux d’un Centre de suivi et d’analyse des risques chargé de suivre les flux migratoires à destination et à l’intérieur de l’Union. Il s’agira donc, globalement, de repérer les failles et de les combler avant qu’une crise ne se déclare.
Autre point important, la création au sein de cette Agence d’un "Bureau européen des retours" destiné d’une part, à repérer rapidement les personnes non éligibles au droit d’asile et, d’autre part, à déployer des "Equipes européennes pour les retours" qui accompagneront les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. "Un document européen standard destiné au retour contribuera à mieux faire accepter les rapatriés par un pays tiers", précise le document de la Commission… Voilà pour le volet migratoire.
Contrôles systématiques
Reste l’autre problème posé par la porosité actuelle des frontières extérieures de l’Europe : celui des terroristes généralement munis de passeports communautaires qui entrent et sortent de l’Union sans être repérés.
A cette question sécuritaire, la réponse proposée par la Commission est simple puisqu’elle préconise de réintroduire les contrôles systématiques obligatoires aux frontières extérieures de l’Union. Y compris pour les citoyens européens.
Réactions recueillies à Strasbourg
Stelios Kouloglou, eurodéputé grec, Gauche unitaire européenne
“Depuis octobre, la Grèce demande que les frontières extérieures soient protégées par l’Union mais cette nouvelle proposition va être mise en cause par certains gouvernements qui y verront une perte de leur souveraineté. J’espère que le mien ne tombera pas dans ce piège car alors, on va encore dire que si l’Union ne parvient pas à gérer les flux migratoires c’est toujours à cause des pays d’entrée. On va encore faire de nous des boucs émissaires…
Kinga Gal, eurodéputé hongrois, Parti populaire européen.
"La Hongrie a déjà dit que seule, elle ne parviendrait pas à gérer les flux migratoires. Certaines des mesures proposées peuvent être efficaces mais la question de la souveraineté des Etats membres est essentielle. Il faut l’éclaircir et prendre des mesures concrètes, rapidement".
Kashetu Kyenge, eurodéputée italienne, groupe Alliance progressiste des socialistes et démocrates
“La gestion des frontières est essentielle mais la “révolution” dont parle Avramopoulos ne se fera que si la nouvelle Agence respecte les droits et libertés des migrants. Nous n’accepterons aucune politique de fermeture. Nous ne voulons pas d'une Europe forteresse".
Les réponses de l’UE à la crise migratoire
Répartition des réfugiés Le mécanisme proposé par la Commission et adopté en septembre par le Conseil vise à répartir entre Etats membres quelque 160 000 personnes, ayant besoin d’une protection internationale, et se trouvant en Italie et en Grèce. Problème : alors que plus de 900 000 réfugiés sont entrés dans l’UE en 2015, le chiffre de 160 000 personnes est dépassé. Problème, encore : les Etats membres traînent les pieds, quand ils ne s’opposent au mécanisme comme la Hongrie, la Slovaquie (qui l’ont attaqué en justice) et la Pologne. Jusqu’ici… 200 réfugiés ont été relocalisés.
Les "hotspots". S’ajoute à cela le fait que la mise en place des "centres de tri", en Italie et en Grèce, prend du retard (en Grèce, surtout)… et que les migrants ne s’y précipitent pas. Ces "hotspots" doivent permettre de séparer les demandeurs d’asile des migrants économiques "illégaux". Les premiers seront relocalisés dans les Etats membres de l’UE; les seconds, principalement des pays des Balkans et africains, rapatriés plus systématiquement..
Plan d’action avec la Turquie. Les Vingt-huit et Ankara ont lancé, le 29 novembre, un plan d’action dont l’objectif est "d’aider" la Turquie à accueillir les réfugiés présents sur son territoire, qui cherchent à rejoindre l’Europe. Dont coût : 3 milliards d’euros (dans un premier temps) promis à la Turquie pour cofinancer cet accueil.