Le mal-être des musulmans américains
Les attentats de Paris et San Bernard ont alimenté un sentiment antimusulman. Reportage.
Publié le 25-12-2015 à 16h58 - Mis à jour le 26-12-2015 à 11h16
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On nous a dit de retourner dans le désert, qu’on est venus ici juste pour tuer des gens, et qu’ils allaient utiliser des armes contre nous." Kamel Haddouche dévoile le contenu de la lettre de menaces que sa mosquée a reçu il y a quelques semaines. L’Islamic Center Al Tawheed qu’il administre se trouve dans le quartier de Journal Square à Jersey City, la deuxième ville de l’Etat du New Jersey, que seul le fleuve Hudson sépare de Manhattan.
Chaque vendredi, près d’un millier de fidèles se retrouvent dans ce grand entrepôt aménagé en lieu de prière. Kamel est d’origine algérienne et raconte comment l’inquiétude s’est propagée après les attentats de Paris et la tuerie de San Bernardino en Californie : "Des personnes nous ont appelés pour savoir si la mosquée était toujours ouverte et s’ils pouvaient venir prier." Il a même demandé une protection policière, mais "la police n’a pas les effectifs pour poster quelqu’un 24 heures sur 24 devant la mosquée" .
Cette lettre aurait pu rester un acte isolé, mais elle n’était que le début d’une série d’intimidations. "On a ensuite reçu des appels anonymes. Ils disaient la même chose : qu’on devait rentrer chez nous, qu’on était de trop. Ça, c’était juste après les déclarations de Donald Trump" , explique Kamel, qui fait référence aux propos polémiques du milliardaire, sur l’après-11-Septembre. Selon Donald Trump, des milliers de musulmans auraient célébré l’effondrement du World Trade Center sur les toits de Jersey City. Des accusations largement démenties, mais qui ont permis au candidat à l’investiture républicaine de souffler sur les braises de l’islamophobie enracinée chez une partie de ses supporters.
Une communauté stigmatisée
Près de 4 % de la population de Jersey City est de confession musulmane. Celle-ci se concentre notamment dans le quartier commercial et résidentiel de Journal Square. Sur le John F. Kennedy Boulevard, qui traverse la ville du Nord au Sud, quasiment toutes les enseignes de magasins, d’épiceries ou encore d’assurances, sont traduites en arabe. Les habitants viennent du Maghreb, de Palestine, d’Afghanistan, ou encore d’Afrique de l’Est.
Dans l’un des fast-foods halal, le gérant, Mohamed, s’affaire en cuisine. Il vit ici depuis bientôt trente ans et n’en peut plus des stigmatisations. "A chaque attentat, nous ressentons de la honte. Ces gens n’ont rien à voir avec notre religion. Ils sont tout le contraire de ce que dit l’islam" , s’agace le quinquagénaire, en servant l’un de ses clients.
Un peu plus loin sur le boulevard, des fidèles sortent d’une mosquée. A coté de l’entrée, un présentoir à dépliants est accroché au mur. L’une des brochures s’intitule "What islam says about terrorism ?" ("Ce que l’islam dit sur le terrorisme").
Car c’est bien l’amalgame, le "stereotyping", qui inquiète. Selon la branche locale du Cair, le Conseil des relations américano-islamiques, un pick-up se baladerait dans la ville arborant une pancarte "islam sucks", qu’on peut traduire par "l’islam pue". Le Cair est l’une des organisations nationales à recenser les actes islamophobes à travers le pays. Son siège à Washington a dû être évacué début décembre à cause d’une enveloppe contenant une poudre suspecte.
D’après Ibrahim Hooper, le porte-parole de l’organisation, "il y a un réel sentiment de peur et d’appréhension au sein de la communauté musulmane américaine. Des femmes sont prises pour cible, des mosquées sont vandalisées, des enfants sont intimidés. La situation devient hors de contrôle" . Pour lui, "il est important que nos leaders politiques combattent cela. Parce que notre communauté est une petite minorité et seuls, nous n’avons pas assez de ressources pour peser contre l’islamophobie croissante dans notre société" .
Les incidents islamophobes en hausse
Ainsi, chaque jour, la newsletter du Cair dresse la liste des derniers incidents, alors que les musulmans ne représentent que 1 % de la population américaine.
A Philadelphie, la tête d’un cochon a été plantée devant une mosquée. A Saint-Louis dans le Missouri, un imam a reçu des messages de menace. A New York, un employé d’une épicerie a été frappé par un homme qui aurait promis "de tuer les musulmans" . A Pittsburgh, un chauffeur de taxi s’est fait attaquer…
D’autres organisations s’alarment de ce phénomène, comme l’ADL, la Ligue américaine contre la diffamation. D’après son directeur, Oren Segal, "il n’y a aucun doute que le niveau d’hostilité contre les musulmans a augmenté de manière significative ces dernières semaines" .
Ce week-end, l’ADL comptabilisait 75 incidents islamophobes depuis les attaques de Paris alors que pour toute l’année 2014, le FBI n’en recensait que près de 150. Plus généralement, c’est la peur du terrorisme qui se propage à nouveau aux Etats-Unis. Jamais depuis les attentats du 11-Septembre, la crainte d’une nouvelle attaque n’a été aussi présente.
Selon un sondage commandé par le "New York Times" et CBS, 19 % de la population estiment que la menace terroriste est le défi prioritaire pour le pays. Ils n’étaient que 4 % à le penser avant les événements de Paris.
Manipulations et suspicion
Cette peur ne manque pas d’être exploitée à des fins politiques, comme par Donald Trump, qui veut tout simplement interdire aux musulmans d’entrer dans le pays. "Avec le battage médiatique constant autour de l’Etat islamique dans les médias, on peut comprendre que les gens aient peur, mais ensuite il y un certain nombre de personnalités publiques et de candidats qui exacerbent cela en utilisant un langage qui crée l’amalgame pour toute une religion. C’est dangereux et cela doit s’arrêter" , conclut Oren Segal.
Et quand la peur se transforme en paranoïa, il arrive qu’une ville comme Los Angeles ferme toutes ses écoles publiques suite à un e-mail de menace. La semaine dernière, quelque 640 000 élèves ont dû rester chez eux. Au final, il s’agissait d’une fausse alerte et les autorités ont été accusées d’avoir surréagi. Ce même e-mail avait été adressé à la ville de New York, où les écoles sont cependant restées ouvertes.
"C’est un piège pour contrôler les gens, pour alimenter la suspicion, et ce n’est pas nouveau" , affirme l’imam Cheikh Saad Jollah de l’Islamic cultural center à Manhattan, qui abrite la toute première mosquée construite dans la ville. "Regardez ce qui s’est passé ici , poursuit l’imam . Toute une série d’indices ont montré que ce message n’avait pas pu être écrit par un musulman. Le mot Allah ne commençait même pas par une majuscule."