Témoignage: Ghame, travailleuse émigrée en Arabie Saoudite
Le kefala est une forme de "parrainage" du travailleur immigré, surtout en usage dans les pays du Golfe. Il interdit à tout travailleur étranger de quitter le pays sans l’accord de son employeur et le prive de la possibilité de changer d’emploi. Une Mauritanienne nous raconte son odyssée, à la recherche d’un emploi. Récit.
- Publié le 27-12-2015 à 17h53
- Mis à jour le 27-12-2015 à 19h57
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/5L35MFFUGZHMVP2OMOISYW34JM.jpg)
Kefala Le kefala est une forme de "parrainage" du travailleur immigré, surtout en usage dans les pays du Golfe. Il interdit à tout travailleur étranger de quitter le pays sans l’accord de son employeur et le prive de la possibilité de changer d’emploi. Une Mauritanienne nous raconte son odyssée, à la recherche d’un emploi. Ghame Salem a 36 ans, un mari et cinq enfants. Cette Mauritanienne travaillait depuis sept ans comme éboueuse à Nouakchott, la capitale, quand la société française qui l’employait, Pizzorno, a perdu le contrat. La mère de famille doit chercher un nouvel emploi. Pas facile. Alors elle se laisse séduire par une agence qui embauche de la main-d’œuvre pour les Emirats et l’Arabie Saoudite. Les autorités mauritaniennes, qui ont signé il y a quelques mois des conventions avec ces pays, ont en effet autorisé l’ouverture d’agences de recrutement sur leur territoire.
Ghame, qui est arabophone, signe un contrat avec l’agence de Sidi Mohamed, pour effectuer en Arabie Saoudite huit heures de travail ménager par jour, payé 1 200 riyals saoudiens par mois (293 euros), avec une chambre personnelle et le droit de faire deux pèlerinages à La Mecque sur deux ans.
Elle doit s’endetter pour acheter un passeport mais l’agence mauritanienne paie le billet aller jusqu’à Riyad et se charge du visa. La mère de famille recevra l’un et l’autre dans la salle d’attente des départs, toutes les formalités ayant été accomplies par l’agence.
Ni fenêtre, ni climatisation
Dans l’avion, il y a d’autres Mauritaniennes qui vont travailler en Arabie Saoudite. A l’arrivée à Riyad, on met tout le groupe de côté et la police prend leurs passeports. Au bout de plusieurs heures, elles sont transférées de nuit dans des locaux de l’agence saoudienne avec laquelle travaille Sidi Mohamed. C’est là que, le lendemain, l’employeur de Ghame viendra la chercher - "sans même me dire bonjour", explique-t-elle à "La Libre Belgique". A l’arrivée , la patronne lui indique un tapis, dans un couloir, pour dormir ce soir-là. Plus tard, c’est la buanderie - une pièce sans fenêtre ni climatisation, où sont entassées des réserves de consommables - qui fera office de "chambre personnelle" de la Mauritanienne; celle-ci ne peut en sortir que si on l’appelle. Interdiction de quitter la maison. Quant aux huit heures par jour, c’est en réalité un travail incessant, "tant que les habitants de cette grande maison de trois étages sont éveillés", dit-elle.
Ghame y passe près d’un mois - sans récupérer son passeport, resté aux mains de l’agence - quand une rage de dents oblige son employeur à l’amener chez le dentiste, qui lui extrait une molaire. La servante souffre beaucoup, mais pas question de se reposer, lui expliquent ses patrons. Au boulot !
Enfermée pour l’"attendrir"
Ghame n’est pas n’importe qui : elle connaît ses droits. Alors elle proteste et refuse de travailler. Tant et si bien que ses patrons la ramènent à l’agence et paient à celle-ci 1 050 riyals, soit le salaire d’un mois moins quatre jours. L’agence ne donne pas l’argent à Ghame : "On te le garde pour ne pas que tu le perdes." Le personnel de l’agence n’est pas content : comme Ghame n’a pas travaillé trois mois, il va falloir rendre l’argent touché sur ce contrat; l’agence préfère chercher un autre employeur. En attendant, Ghame est enfermée dans une pièce au dernier étage d’une maison de l’agence, sans manger ni, pratiquement, boire. "C’est pour faire pression sur ceux qui refusent les conditions de travail", estime-t-elle, le regard vif. "Après 24 heures là-dedans, on est prêt à accepter n’importe quel travail !"
Pour elle, ce sera s’occuper d’une vieille dame, diabétique, à Médine cette fois. On a oublié de lui dire qu’elle était impotente et énorme; on attend de la frêle Ghame qu’elle la porte pour lui faire changer de position et qu’elle lui fasse des piqûres. La Mauritanienne s’effraie : "Je ne suis pas capable de faire ça." De fait, après une semaine, le fils de la malade ramène la femme de ménage à l’agence. Qui la renvoie dans la chambre-prison, en attendant un nouvel emploi.
Le troisième jour, on l’envoie à Tabouk, à 1 500 km de Riyad, chez une jeune veuve avec enfants en bas âge, "qui ne peut pas se remarier, sinon ses beaux-parents lui prennent ses enfants".
"Au début, ça ne se passe pas trop mal", bien que Ghame soit toujours enfermée dans la maison et qu’elle doive se défendre de l’insistance de sa patronne à lui faire fumer une substance dont la veuve abuse au point de dérailler régulièrement. Mais Ghame reçoit son salaire cette fois, qu’elle prie sa patronne d’envoyer à la famille, en Mauritanie. La jeune veuve lui fait quelques cadeaux - de petites sommes d’argent, un téléphone portable (avec lequel Ghame vérifiera que son argent est bien arrivé à Nouakchott) - tout comme des invitées de la maison à qui Ghame procure des soins de beauté.
"Je t’ai achetée !"
Les relations s’enveniment après quelques semaines, quand Ghame, qui n’a pas de congés, tombe malade : la veuve veut l’obliger à travailler quand même. Au cours d’une dispute, la veuve, hors d’elle, justifie son exigence : "Je t’ai achetée !" Quoi ??!!
Ghame n’en croit pas ses oreilles. En Mauritanie, elle participait depuis 2009 aux activités de la principale organisation anti-esclavagiste du pays, l’Ira (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste). Sa grand-mère est née esclave. "C’est normal que je me sois engagée pour aider à défendre les victimes" de ce crime, explique-t-elle.
Alors elle n’en revient pas d’avoir été "achetée". Sa patronne, sûre d’elle, brandit un document. C’est un contrat d’essai pour servante, établi entre l’agence et la veuve; si l’essai, d’une semaine, est concluant, il donnera lieu à une"kefala" - système de parrainage du travailleur immigré par son employeur, utilisé surtout dans les pays du Golfe, qui met le premier totalement aux mains du second. Le document, daté du 6/12/1436 (20 septembre 2015) indique un prix : 19 000 riyals (4 637 euros), dont 18 000 ont déjà été versés par virement bancaire; le reste le sera lorsque le visa de résidence de Ghame sera modifié pour porter le nom de la veuve et non plus celui du premier employeur. La servante doit recevoir 40 riyals par jour pendant l’essai et 300 doivent être versés à l’agence; si la patronne la garde, elle paiera 3 000 riyals à l’agence. On ne parle pas du salaire que touchera la servante si elle reste, ni des prestations attendues d’elle. Il est juste précisé qu’elle sera traitée selon les préceptes de l’islam.
"On peut te jeter par la fenêtre…"
Là-dessus, le neveu de la veuve vient mettre les points sur les "i". Il crie : "Nous sommes tes maîtres. Tu n’as pas le droit de nous parler comme tu le fais. Si tu continues, je t’amène à la prison; tu n’en sortiras jamais. On peut te jeter par la fenêtre et c’est fini pour toi…"
Ghame n’a plus qu’une idée : partir, rentrer au pays. Mais comment faire ? Elle n’a pas d’argent, pas de passeport.
Alors elle fait ce qui a marché l’autre fois : elle refuse de travailler - sans bien savoir dans quoi elle s’embarque mais dans l’urgence, car on lui a dit que c’était bien plus difficile de repartir d’Arabie Saoudite une fois qu’on y avait travaillé trois mois.
La patronne met la menace à exécution : elle emmène la Mauritanienne à la police, où on lui dit : "Tu ne peux pas emprisonner cette femme, elle n’est pas à toi" mais au premier employeur, dont le nom figure toujours sur le visa saoudien de Ghame. La patronne fait cinq bureaux de police et entend chaque fois la même réponse. Elle décide de renvoyer la servante à l’agence, à Riyad.
La veuve met Ghame dans un bus pour la capitale, sans argent (elle a pris les petits gains et achats de son employée récalcitrante), ni rien à boire ou à manger pour deux jours de voyage. Un voyageur, compatissant, donnera 100 riyals (24 euros) à l’immigrée.
Ghame a réussi à dérober à sa patronne son contrat et le cache sur elle, ainsi que son téléphone portable. Elle appelle sa famille, à Nouakchott, qui contacte les autorités consulaires mauritaniennes à Riyad. Quand elle arrive à la gare des bus de la capitale saoudienne, elle se rend en taxi au consulat, où elle pourra se restaurer. On lui explique qu’elle doit porter plainte auprès de la police.
Le Bureau des Servantes
Mais celle-ci la renvoie au ministère du Travail, au Bureau des servantes. "On dit comme ça mais, en réalité, c’est une prison", nous explique Ghame. "Le bâtiment est encerclé par la police; on est enfermée dans une salle avec des tas d’autres femmes; on prend vos empreintes digitales; il y a des caméras dans les couloirs et il est interdit de photographier, sinon une sirène se met en route."
Les autorités saoudiennes finissent par lui mettre le marché en main : "Tu as deux possibilités. Ou tu portes plainte contre l’agence et ton troisième employeur; la démarche va prendre un an ou deux et tu attendras ici, enfermée. Ou on appelle ton premier employeur pour qu’il te paie le billet de retour, en échange de ta signature sur un document du ministère du Travail." Ce dernier est un accord à l’amiable de fin de contrat entre le premier employeur, responsable de la servante mauritanienne, et celle-ci, assurant que les deux parties ne se doivent plus rien, qu’elles s’engagent à ne pas se poursuivre en justice pour quelque raison que ce soit et qui signifie à Ghame qu’elle doit quitter le territoire.
Bien sûr Ghame a signé, comme son premier employeur, et elle est rentrée au pays. "Une démarche qui aurait été impossible si j’avais passé plus de trois mois en Arabie Saoudite. Dans ce cas-là, j’aurais été détenue", dit-elle avec, dans les yeux, la flamme de la combativité.
A Nouakchott, Sidi Mohamed lui réclame 800 euros pour être restée moins de trois mois; elle refuse de payer parce qu’il n’a pas respecté le contrat. Elle reçoit l’appui de l’Ira, qui organise plusieurs manifestations. Aujourd’hui, l’agence a fermé.