Amos Gitaï: "L’assassinat de Rabin a décapité l’option du dialogue"
Amos Gitaï multipie les hommages à l'ancien Premier ministre israélien vingt ans après son assassinat. A Bruxelles, il propose une petite exposition dérivée de son film "Le Dernier jour d'Yitzhak Rabin". Tandis qu'il sera présent au Festival d'Avignon avec "Chronique d'un assassinat".
- Publié le 20-06-2016 à 08h06
- Mis à jour le 20-06-2016 à 08h18
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Vendredi était inaugurée à Bozar la petite exposition "Rabin : chronique d’une mort annoncée" (cf. ci-contre), en présence son auteur, le cinéaste israélien Amos Gitaï. Le travail qu’il expose à Bruxelles est dérivé de son dernier film "Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin", présenté l’année dernière à la Mostra de Venise mais resté inédit en Belgique. Très fort, alternant documents d’archives et reconstitution, le film revenait sur l’assassinat, par un fanatique religieux, du Premier ministre israélien, le 4 novembre 1995 à Tel-Aviv. "L’assassinat d’Yitzhak Rabin est un point central dans l’histoire contemporaine de mon pays, qui bouleverse depuis vingt ans le Moyen-Orient. Cela a décapité l’option d’un dialogue. Même si l’histoire s’est un peu effacée aujourd’hui…", nous expliquait Gitaï jeudi dernier dans un excellent français, confortablement installé dans la loge royale de la salle Henri Le Bœuf du palais des Beaux-Arts.
Rabin, le soldat de la paix
Ce qui frappe Gitaï chez Rabin, c’est sa dimension d’homme d’Etat et d’homme presque providentiel pour aboutir à la paix au Moyen-Orient. "Rabin était une figure presque mythologique, celle du soldat qui a dominé Mahomet. Il a fait la conquête de tous ces territoires du Sinaï, de la Syrie, de la Cisjordanie et c’est pourtant lui qui décide de faire la paix… Rabin était un patriote israélien. Il avait compris que pour que ce pays puisse continuer à exister, il fallait trouver un modus vivendi avec les Palestiniens."
Quand on voit l’évolution politique d’Israël, le temps où Rabin et Arafat se serraient la main semble bien loin, même si ce n’était qu’il y a vingt ans… "Il y a des forces qui veulent qu’on oublie !, estime Gitaï. Certaines personnes ne veulent pas qu’on se souvienne de Rabin. Malheureusement, le seul homme qui présente une alternative au pouvoir actuel est mort… La démarche de Rabin était claire et c’est à 180 degrés de ce que l’on voit aujourd’hui… Netanyahou, qui est un fin manipulateur, arrive à casser toute force d’opposition. Il a réussi à créer le chaos dans la gauche qui, naïvement, peut être séduite par son discours. Et puis, objectivement, quand on voit la sauvagerie qui existe en Syrie, en Irak, dans tous les pays voisins, cela renforce son argumentaire…"
Son film, Gitaï le clôt d’ailleurs sur les affiches de la campagne électorale de Netanyahou, qui aura su profiter de la mort du prix Nobel de la paix. Même si, selon le cinéaste, il porte une responsabilité morale dans cet assassinat, ayant contribué à attiser le climat de haine anti-Rabin. "C’est aussi à cause de la faiblesse de Shimon Peres à cette époque, qui a choisi de ne pas parler du tout de l’assassinat de Rabin, tempère Gitaï. Il a dit qu’il craignait la guerre civile. Mais je pense qu’il devait être un peu jaloux de Rabin…"
Continuer de croire à la paix
Si la fenêtre pour un accord de paix avec les Palestiniens semble s’être refermée, Amos Gitaï refuse de renoncer. Et s’inscrit dans une autre temporalité que celle de l’actualité immédiate. "On parle toujours du pouvoir de l’argent, des mitraillettes… Mais les idées sont fortes également ; elles ont aussi changé la Terre. Je n’ai pas l’intention d’utiliser la politique, l’argent ou les armes. Je n’ai pas d’autre choix que l’art. Mais je crois que les démarches artistiques à court terme sont faibles. Il faut qu’il y ait aussi une réflexion sur la forme. Il faut que les deux existent. Si c’est strictement formel et ne dit pas grand-chose, il y a un problème. Et si c’est uniquement une argumentation sans effort sur le médium, que ce soit une expo, un livre, une sculpture, un film, ça ne va pas non plus. Un film progressiste avec une forme réactionnaire est un film réactionnaire", estime le metteur en scène israélien.
A l’occasion de l’exposition, Cinematek programme à Bozar la célèbre trilogie "House" (1980-2006) (*), dans laquelle Gitaï a filmé une maison de Jérusalem-Ouest abandonnée en 1948 par son occupant, un médecin palestinien, avant d’être réquisitionnée par le gouvernement israélien. Censuré par la télévision israélienne en 1980, le premier volet de cette trilogie documentaire poussera d’ailleurs son auteur à s’exiler à Paris jusqu’en 1993… "Je crois que le film que j’ai fait il y a presque 40 ans est toujours d’actualité… Comme cinéaste, je suis très fier. Comme citoyen, je suis un peu inquiet…", commente le cinéaste. Lequel, s’il se montre très critique vis-à-vis de la politique d’Israël, aime profondément son pays, intarissable source d’inspiration pour lui. "J’aime beaucoup mon pays parce qu’il s’y passe des choses pétillantes et qu’il possède une grande capacité de résistance mais, dans un même mouvement, je suis aussi inquiet et dérangé par son évolution."
Si le point de vue de Gitaï dérange en Israël, son film y est sorti en salle, tandis que son spectacle devrait être joué à Tel-Aviv après Avignon. Il n’est néanmoins pas toujours facile pour l’artiste de trouver des financements dans son pays. "Cela pose un problème mais il faut faire ce qu’on a à faire… Après mon accident d’hélicoptère durant la guerre de Kippour, j’estime que j’ai payé mon tribut à la nation. J’ai quand même le droit de m’exprimer ! Ce n’est pas facile parfois mais, objectivement, je crois que c’est plus difficile pour les jeunes cinéastes et comédiens qui débutent. Le ministre de la Culture de Netanyahou exige par exemple depuis hier que les troupes de théâtre, pour toucher des subventions publiques, s’engagent à jouer dans les colonies de Cisjordanie. Il a également essayé de fermer le seul théâtre arabe dans ma ville natale d’Haïfa. Il y a des pressions constantes de ce gouvernement, peut-être le pire qu’Israël ait jamais eu, sur la culture."
Le 10 juillet dans la cour d’honneur
Déjà présent au festival d’Avignon en 2009 avec "La Guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres" d’après "La Guerre des Juifs" avec Jeanne Moreau, Amos Gitaï est à nouveau invité cette année. Le 10 juillet, il proposera dans la cour d’honneur du palais des Papes une représentation unique de "Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat", avec la Palestinienne Hiam Abbass, la Française Sarah Adler, la pianiste Edna Stern et la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton (violoncelle). "Ce ne sont que des femmes car le spectacle met en scène le point de vue de la femme de Rabin, que j’avais filmée avant sa mort, dévoile le metteur en scène. C’est en partie inspiré des mémoires de Leah Rabin, mais il y a aussi des textes littéraires et théâtraux, comme ‘Each man kills the thing he loves’ d’Oscar Wilde ou une scène de ‘Jules César’", conclut Gitaï. Lequel tournera son prochain film avec Isabelle Huppert dans le rôle de Doña Gracia Nasi, une juive marrane du XVIe siècle.
Notons enfin que Gitaï sera de retour à Bruxelles le 4 septembre prochain pour la clôture de son expo et pour une projection de "Lullaby to My Father", documentaire consacré à son père, architecte du Bauhaus. De quoi faire la transition avec le programme "architecture et cinéma" que proposera Bozar à la rentrée.
(*) Les deux premiers volets de "House" seront projetés mardi 21 juin à 19h à Bozar, le dernier mercredi 22 juin à 20h.
Amos Gitaï
1950 : naissance à Haïfa, de Munio Weinraub, architecte, et Efratia Gitaï. 1980 : House, son premier documentaire. Premier volet d’une trilogie du même nom. 1983-1993 : exil en France. 1985 : Esther, première fiction. 1999 : obtient la reconnaissance internationale grâce à Kadosh avec Yaël Abecassis, présenté à Cannes, comme Kippour (2000), Kedma (2002) et Free Zone (2005), avec Natalie Portman. 2008 : Plus tard tu comprendras, téléfilm avec Hippolyte Girardot et Jeanne Moreau. 2009 : spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon d’après La Guerre des juifs de Flavius Josèphe, avec Jeanne Moreau. 2011 : Lullaby to My Father, essai sur son père. 2015 : Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin, présenté à la Mostra de Venise.

Le contexte d’un assassinat
Installation. Présentée dans le cadre de Summer of Photography, la 6e Biennale de la photographie qui se déroule jusqu’au 4 septembre à Bozar et en diverses institutions culturelles de Bruxelles, "Rabin : chronique d’une mort annoncée" a déjà été montrée à Rome au musée d’art contemporain Maxxi. Dans une petite salle, Gitaï propose quelques projections vidéo issues du film (dont la très belle séquence d’ouverture montrant la place noire de monde sur laquelle Rabin tenait un discours de paix à Tel-Aviv avant d’être abattu), quelques photos et un texte, dans lequel Gitaï souligne l’importance de l’art pour relire la puissance symbolique du conflit israélo-palestinien et de ce petit territoire où sont nées les trois religions monothéistes. Mais c’est dans le grand hall Horta que l’on comprend le mieux la démarche de Gitaï. Celui-ci y expose des tirages issus de la vidéo d’archives montrant l’assassin au moment où il tire sur Rabin. A côté, en contrepoint, le cinéaste propose deux grands collages de photos où l’on peut voir Rabin jeune, en habits militaires, souriant ou serrant la main de Yasser Arafat face à Bill Clinton. On découvre surtout d’incroyables images de propagande de la droite israélienne, qui montrent le Premier ministre en uniforme nazi ou rhabillé avec le keffieh d’Arafat. Où, comme dans le film de Gitaï, on prend conscience du climat de haine et de violence qui a abouti à l’assassinat de l’artisan des Accords d’Oslo… H. H.
Bruxelles, Bozar, jusqu’au 4 septembre. Du mardi au dimanche de 10h à 18h. Fermé le lundi. Entrée gratuite. Rens. : www.bozar.be ou 02.507.82.00.