Patience, espoir, violences, moqueries : Reportage auprès des refoulés de l’Europe
Avec la bénédiction tacite de leurs partenaires européens, les autorités hongroises cadenassent fermement la frontière serbe. Coincés dans des camps précaires, des groupes de migrants espèrent toujours forcer le passage. Quitte à s’exposer à de douloureuses désillusions. Reportage à la frontière serbo-hongroise.
Publié le 29-07-2016 à 13h29 - Mis à jour le 29-07-2016 à 14h12
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Afghans, Iraniens, Pakistanais, Bangladais… Ils sont environ deux cents dans un petit camp dans le nord de la Serbie, aux abords de la ville serbe de Subotica, adossés à une ferme, au milieu des roseaux. Ce sont surtout des jeunes hommes. Ils attendent le signal de passeurs pour tenter de franchir la frontière de barbelés qui les sépare de la Hongrie et de l’Union européenne.
Khaled, un Afghan est appelé à la rescousse par un groupe de Pakistanais pour faire office d’interprète en pachtoune. "Eux, ils sont fainéants, tout ce qu’ils savent faire c’est rester assis à attendre que les ONG (organisations non gouvernementales, NdlR) viennent les nourrir !", se moque-t-il. C’est la pauvreté qui l’a jeté sur les routes de l’exil, explique un Pakistanais qui veut aller en Italie où il pense avoir le plus de chance d’obtenir des papiers. Que faisait-il avant ? "Il dit qu’il conduisait des tracteurs", transmet Khaled qui paraît sceptique quant à son projet et ajoute d’un air narquois : "Ce gars-là va être un gros boulet pour l’Italie." L’homme, qui n’a pas compris la remarque formulée en anglais, a payé 6 500 dollars à un réseau de passeurs pour l’ensemble du trajet. Mais suite au zèle des Hongrois à empêcher tout franchissement illégal de la frontière, il s’est déjà fait arrêter et renvoyer côté serbe.
Des accusations de mauvais traitements
Khaled, lui, est arrivé dans le camp il y a deux jours seulement et il a tenté le passage clandestin déjà deux fois. " La première fois, avec les passeurs, on s’est fait stopper dès la clôture. La deuxième, j’y suis allé tout seul avec mon GPS et j’ai réussi à aller jusqu’à Baja (à plus de trente kilomètres du camp, NdlR) ! Cette nuit, je retente le coup avec des passeurs, des Afghans. Une voiture doit nous attendre juste de l’autre côté de la frontière pour nous emmener en Autriche, pour 350 euros."
Ses 23 ans, son anglais parfait et son charisme naturel en font un candidat sérieux à une vie meilleure en Irlande, là où il veut refaire sa vie auprès de deux de ses oncles qui s’y trouvent déjà. Comme d’autres Afghans rencontrés un an plus tôt par "La Libre Belgique", il a travaillé pour l’Otan, trois années comme interprète auprès de l’armée américaine, avant de se retrouver le bec dans l’eau… Et les talibans aux fesses.
Les refoulés ont-ils été battus par les policiers hongrois ? "Pas moi en tout cas , répond Khaled, ils ont été corrects et m’ont juste ordonné de m’immobiliser. Je l’ai fait car ils ont des chiens, donc impossible de s’enfuir." Autour de lui, les autres autour font "non" de la tête, mais désignent l’un d’eux qui a reçu quelques coups de matraque.
Les ONG Human Rights Watch et Médecins sans frontières dénoncent pourtant les mauvais traitements infligés à certains migrants depuis qu’une loi, entrée en vigueur le 5 juillet, permet d’interpeller et d’expulser manu militari quiconque pénètre en Hongrie sans passer par les voies officielles.
Mais cela préoccupe guère nos interlocuteurs. Tous ne veulent savoir qu’une chose : y a-t-il un espoir pour que la frontière soit ouverte ? Probablement pas.
L’hypocrisie des capitales européennes
Au moment même où se déroulait cette conversation, le chancelier autrichien Christian Kern actait son soutien au Premier ministre hongrois Viktor Orbán par l’envoi symbolique d’un petit contingent de vingt policiers autrichiens, qui s’ajouteront à ceux envoyés par les pays du groupe de Visegrád.
Les critiques virulentes lorsque la Hongrie a dressé un mur de barbelés, l’an dernier, se sont tues peu à peu. Orbán engrange des soutiens de poids en Europe et tout se passe désormais comme s’il avait carte blanche pour monter la garde à la frontière de l’Union.
Khaled est conscient que les attentats qui secouent l’Europe de l’Ouest pèsent sur les opinions publiques et ne jouent pas en leur faveur. "Je comprends que des gens aient peur et ne veulent pas de nous, mais il y a des brebis galeuses chez tout le monde. Et en Afghanistan, l’hospitalité c’est sacré" , lâche-t-il avec amertume.
Un air de Calais à Horgos
Depuis des mois, les frontaliers du village de Horgos ont pris l’habitude de voir ces gens venus d’ailleurs se ravitailler dans les petits commerces ou simplement échapper à la promiscuité du campement sauvage fait de bric et de broc, qui s’est constitué au niveau d’un des deux points d’entrée pour les migrants.
Ahmad, 14 ans, son petit frère et sa mère tuent le temps assis sur un banc devant une supérette. Contrairement à ceux du camp de Subotica, ils ont choisi de respecter la voie officielle. Mais comme la Hongrie ne permet qu’à quinze personnes par jour de déposer une demande d’asile, cela fait vingt-cinq jours qu’ils sont coincés là.
La guerre les a fait quitter l’Afghanistan il y a cinq mois et ils sont restés quatre mois dans un camp à Athènes où les bagarres étaient quotidiennes. Quelle est leur destination ? " On est bien trop fatigués pour réfléchir à ça. Pour le moment tout ce qu’on veut c’est passer en Hongrie et y rester pour se reposer. On est sur la liste, on attend notre tour. De toute façon on ne peut pas payer des passeurs, il ne nous reste plus rien", répondent-ils.
S’ils ont de la chance, une fois leur demande d’asile traitée, ils seront conduits dans un centre ouvert, proche de la frontière autrichienne, d’où ils pourront s’évaporer vers l’Ouest, comme des dizaines de milliers d’autres personnes l’ont fait avant eux. Mais ils courent alors le risque d’être renvoyés plus tard vers la Hongrie, qui a enregistré leur demande d’asile.
" On n’a pas vraiment de contacts avec eux, témoigne un retraité. Leurs gamins parlent anglais mais nous ne parlons que hongrois et serbe." S’ensuit une litanie de problèmes de voisinage générés par cette cohabitation, mais sans agressivité et entrecoupée de mots plus compatissants. "Qu’ils ouvrent la frontière et que l’Europe s’organise pour trouver une solution ! Pourquoi c’est aux gens d’ici d’en subir les conséquences ?"
De la solidarité malgré tout
Un violent orage vient de passer, il est temps de rejoindre le camp adossé à la frontière hongroise, au pied des barbelés et au bord de l’autoroute Budapest-Belgrade. Le poste frontalier est congestionné, par des familles turques essentiellement, qui partent ou rentrent de Turquie. L’impatience gronde, des clameurs de klaxons s’élèvent pour presser les douaniers. Des gamins longent les grosses voitures immatriculées en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, pour regagner leur campement boueux et ses tentes détrempées.
Robert empile ses cartons dans une camionnette de l’association Caritas. Il profite de sa retraite pour avaler chaque jour, depuis deux ans, les deux cents kilomètres depuis Budapest pour distribuer de la nourriture. Il est scandalisé car aujourd’hui on l’en a empêché. Qu’importe, il ira les distribuer aux familles syriennes et irakiennes qui sont bloquées dans un second campement d’infortune, quarante kilomètres à l’Ouest, à Kelebija.
" Les policiers serbes nous empêchent de distribuer la nourriture au prétexte que des gars font la grève de faim ! " , s’agace-t-il. Cent trente jeunes hommes sont en effet arrivés dans le camp deux jours plus tôt, où ils ont décidé d’arrêter de s’alimenter. Ils espèrent ainsi attirer l’attention internationale sur le sort des migrants qui, comme Khaled et Ahmad, se retrouvent coincés aux portes de l’Union européenne, dans l’indifférence générale.
Légère hausse du flux migratoire après le putsch raté en Turquie
Le flux migratoire sur les îles grecques, qui s’était presque arrêté après l’accord passé entre l’UE et Ankara, a enregistré une légère hausse ces deux dernières semaines après le coup d’Etat raté en Turquie, selon les chiffres publiés par le gouvernement grec. Depuis la signature de l’accord du 20 mars, la moyenne du nombre d’arrivées sur les îles grecques n’était que de 30 migrants par jour, mais après le putsch manqué du 15 juillet, cette moyenne est passée à 90. "Une reprise toutefois qui ne suscite pas d’inquiétude pour le moment", selon une source gouvernementale. Plus de 57 000 réfugiés sont bloqués en Grèce depuis le verrouillage des frontières européennes, dont environ 9 200 sont arrivés après le 20 mars.