La Chine démantèle une partie de Larung Gar, incomparable institut du bouddhisme
Les autorités veulent encadrer ce lieu d’enseignement et de pratique bouddhistes. Explications et entretien avec le tibétologue Robbie Barnett.
Publié le 31-07-2016 à 13h54 - Mis à jour le 01-08-2016 à 08h05
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Les cahutes rouge sombre, serrées les unes contre les autres, ont remonté le flanc des collines, conférant à cette vallée du Sichuan une allure tout à fait spectaculaire. Si ses détracteurs y voient un bidonville à assainir, Larung Gar est surtout un incomparable institut d’enseignement du bouddhisme tibétain. Cet endroit, inédit par son ampleur, en déplace, des foules : des laïcs, des nonnes et des moines; des Tibétains, des Chinois et des étrangers. Tous attirés par les enseignements dispensés dans cette vallée reculée située à 4 000 mètres d’altitude. Entre 8 000 et 20 000 personnes y vivraient - leur nombre fluctue et les évaluations varient. Ce campement offre à ses adeptes la possibilité de pratiquer librement, dans un contexte de contrôle accru, voire de répression, de la religion en Chine.
Cela ne pouvait visiblement plus durer. Envoyés par les autorités communistes, des ouvriers armés de pelleteuses ont récemment entamé la démolition des habitations des abords de la communauté, en attendant de s’attaquer à son cœur. Les cabanes à abattre, habitées par des nonnes et des personnes âgées surtout, ont déjà été marquées. Mais aucun observateur extérieur ne pourra en témoigner : les étrangers se voient refuser l’accès au site, qui restera probablement fermé durant douze à dix-huit mois.
"Plus beau"
Selon un document officiel, qu’a pu se procurer et traduire en anglais l’organisation Human Rights Watch, les autorités ont ordonné que le nombre de résidents soit réduit à 5 000 d’ici au 30 septembre 2017. Elles prévoient également l’installation de caméras de surveillance, la tenue de séances d’éducation juridique sous la houlette du bureau de propagande de la préfecture, la séparation entre laïcs et religieux, l’enregistrement des habitants, la participation d’officiels communistes dans la gestion de l’institution.
Interrogés sur les raisons de cette mise au pas de Larung Gar, des responsables chinois ont avancé de nouveaux arguments : il ne s’agit pas de démolition mais de reconstruction. Il serait devenu indispensable de rénover le site pour éviter les feux et d’éventuelles crises sanitaires. Un site Internet local chinois, que l’organisation International Campaign for Tibet (ICT) a traduit, indique que la motivation des autorités n’est pas de mettre fin à Larung Gar, mais d’en faire un lieu "plus ordonné, beau, sûr et paisible où les gens pourront pratiquer dans la paix de l’esprit et étudier plus précisément, où les personnes âgées pourront vivre plus confortablement". Ces travaux permettront aussi "d’accélérer le rythme d’urbanisation et le développement de la ville".
La liberté religieuse attaquée
Larung Gar n’a plus rien à voir avec la petite communauté fondée en 1980 par le grand maître Jigme Phuntsok dans une vallée inhabitée.
En 2001 déjà, le développement spectaculaire de ce lieu d’étude, de pratique et de promotion du bouddhisme avait alerté les autorités chinoises. Elles avaient fait détruire des milliers de logements et autres cabanes réservées à la méditation, et expulsé des centaines de personnes, notamment étrangères. Une vidéo des événements, toujours visible sur YouTube, en avait témoigné à l’époque. Mais, depuis, la communauté s’est à nouveau développée sans que les autorités locales interviennent.
Les nouvelles démolitions "s’inscrivent dans un ensemble de mesures du gouvernement chinois pour restreindre sévèrement la liberté religieuse des bouddhistes tibétains", pense le président d’ICT Matteo Mecacci. Cette "approche régressive et dangereuse" est "destinée à gérer et contrôler le bouddhisme tibétain".
"Les autorités chinoises ne devraient pas déterminer la taille des monastères et autres institutions religieuses, mais devraient accepter que la liberté de religion signifie laisser les gens décider eux-mêmes de leurs pratiques religieuses", plaide Sophie Richardson, directrice en charge de la Chine pour HRW. "Si les autorités pensent que les installations de Larung Gar sont en quelque sorte surpeuplées, la réponse est simple : permettre aux Tibétains et autres bouddhistes de construire plus de monastères."
Khenpo Tsultrom Lodroe, un des hauts lamas de la communauté, a appelé ses adeptes au calme, leur demandant de rester concentrés sur leurs études plutôt que de s’inquiéter de la destruction de leurs habitations. Ce "monastère pour le monde", comme il l’appelle, ne peut de toute façon pas disparaître.
Les Tibétains veulent apprendre le bouddhisme
Pour Robbie Barnett, il existe un besoin populaire énorme d’avoir plus d’instituts d’enseignement du bouddhisme de haut niveau. Entretien.
Le tibétologue Robbie Barnett de l’Université Columbia décrypte le phénomène que représente Larung Gar.
Pour quelles raisons Larung Gar attire-t-il une telle foule ?
Ce lieu compte plusieurs caractéristiques remarquables. Il a tout d’abord été fondé autour d’un leader charismatique, Jigme Phuntsok, et non pas d’une célèbre institution monastique. Les bouddhistes tibétains respectent énormément ce genre de grands enseignants auprès desquels ils peuvent étudier. Larung Gar est une université improvisée, en quelque sorte. Jigme Phuntsok est décédé en 2004, mais la manière dont il enseignait s’y perpétue.
En quoi était-il particulièrement charismatique ?
Il est considéré comme ayant accompli un très haut niveau de réalisation et de compréhension spirituelles, auquel s’ajoute une excellente capacité de communication. Ce qui est particulièrement intéressant dans son cas, c’est qu’il n’est pas la réincarnation d’un précédent maître duquel il aurait acquis les qualités. Il s’agit d’un homme ordinaire, arrivé à son niveau grâce à ses propres efforts. Son aura vient aussi du fait qu’il aurait été une des rares personnes à avoir survécu à la Révolution culturelle et aux persécutions chinoises sans avoir dû abandonner sa pratique spirituelle, en se cachant dans les montagnes. Après, il n’a pas essayé de bâtir une institution monastique. Personne au Tibet n’est autorisé à en construire, excepté sur le site d’un ancien monastère détruit par les Chinois. Il s’est installé dans une cabane, dans un endroit inhabité, censé avoir une signification géomantique spéciale. Des adeptes l’y ont rejoint, il y a construit un "gar", un "campement".
Cela s’est donc fait en dehors des règles en vigueur en Chine…
Il n’existe pas de règlements administratifs ni gouvernementaux pour un tel phénomène. La réglementation en vigueur vise à limiter de plus en plus strictement les monastères : les bâtiments, le nombre de moines, etc. La méthode de Jigme Phuntsok n’a pas été anticipée par les autorités chinoises qui ne savent pas vraiment dire si c’est illégal ou pas. Ce qui a permis aux gens de suivre des enseignements sans avoir à gérer les problèmes avec le gouvernement chinois.
Qu’a encore de différent la communauté de Larung Gar ?
Il s’y est développé des idées progressistes, dont quelques-unes sont en fait assez proches du bouddhisme originel. Toutes les décisions importantes sont prises par la communauté dans son ensemble et l’on n’y accepterait aucune distinction entre les hauts lamas et les moines, disciples et étudiants ordinaires. Tous sont traités sur un pied d’égalité et doivent, par exemple, nettoyer les toilettes. C’est remarquable. L’égalité des genres est aussi promue et les femmes peuvent étudier à peu près les mêmes sujets que les hommes, ce qui est assez inhabituel. Cela reste difficile à mettre en pratique mais c’est en train de s’améliorer. On constate une importante augmentation, dans le monde tibétain, du nombre de nonnes et Larung Gar est très accueillant pour elles. On n’y fait pas de différences ethniques non plus, parce qu’un grand nombre de Chinois viennent étudier et résider ici. Certains enseignements sont même donnés dans leur langue, qu’ont apprise les étudiants de Jigme Phuntsok. Certains jeunes abbés tibétains, qui utilisent les réseaux sociaux pour enseigner le bouddhisme en chinois, comptent plus d’un million d’abonnés sur Weibo ou Weixin !
Les autorités chinoises justifient les démolitions, qu’elles qualifient de "rénovation", par les risques d’incendie et les nécessités d’assainissement. Est-ce leur objectif réel, selon vous ?
Dans le document émis par les autorités, qui a "fuité", on parle d’idéologie et d’organisation, mais il n’est pas fait mention de rénovation, de sécurité ni de risque d’incendie. Ceci n’a été mentionné que par des responsables chinois pour répondre aux critiques occidentales. Sur place, on a dit aux habitants qu’il fallait prévenir un incident à grande échelle, c’est une question d’ordre public. Il existe indéniablement un risque d’incendie ou un risque sanitaire, et il ne peut être que bénéfique d’améliorer la situation. Mais ce n’est pas la motivation première des autorités qui auraient, sinon, procédé progressivement avec les responsables de Larung Gar. L’ordre ne vient pas du gouvernement local, qui a d’ailleurs bénéficié de la présence de Larung Gar en termes économiques et commerciaux, mais de plus haut, comme cela s’est passé la dernière fois que le campement a été démoli en 2001.
Y a-t-il des raisons de penser que le démantèlement se passe moins durement qu’à l’époque ?
Il se pourrait que le gouvernement accorde des compensations aux personnes obligées de partir. Je ne sais pas si ce sera possible car cela représenterait une énorme somme d’argent vu la dimension de Larung Gar. Si c’est le cas, les choses se passeront très différemment qu’en 2001. Il est possible que les lamas qui dirigent le lieu aient, de surcroît, des connexions informelles avec des membres de l’élite chinoise et comptent des adeptes parmi eux. Si la demande faite par les lamas à leur communauté de ne pas protester est suivie d’effet, on peut imaginer que cela mènera à une résolution bénéfique à moyen terme.
En même temps, des séances d’éducation ont été prévues et une réorganisation est imposée avec l’arrivée d’officiels chinois…
La demande d’inclure des officiels dans la direction de Larung Gar est choquante. Sa mise en œuvre constituerait une étape grave. C’est ce que le parti communiste a fait ces cinq dernières années dans les monastères de la Région autonome du Tibet et dans quelques-uns du Sichuan et du Qinghai. Il faudra vraiment surveiller cela et voir si la politique dure, en place à Lhassa, s’étend aux provinces voisines. Mais je voudrais encore pointer un problème fondamental ici. Le gouvernement chinois affirme, depuis 1994 environ, que tous les besoins religieux et spirituels des Tibétains sont rencontrés et qu’il ne doit donc pas y avoir de nouveaux monastères ou institutions. Quand vous voyez les milliers de personnes à Larung Gar, vous comprenez que c’est faux. C’est avec cette justification que les autorités ont interdit la construction, depuis longtemps, de nouveaux monastères. Ce que Larung Gar représente pour moi, en tant qu’analyste politique, c’est le refus de l’administration de reconnaître le besoin populaire énorme d’avoir plus d’instituts de haut niveau d’enseignement du bouddhisme, où les gens - surtout les plus pauvres et ceux qui viennent de la base de la société tibétaine - puissent étudier et vivre. Espérons que les dirigeants chinois le réaliseront.