Trump, l'incroyable ascension (PORTRAIT)

Tout serait parti de là. Entre les robes de gala et les nappes blanches, Donald Trump aurait décidé de se lancer en politique lors du traditionnel dîner des correspondants à la Maison Blanche, en avril 2011. Ce soir-là, le milliardaire, présent dans la salle comme une partie du gotha de la côte Est, se fait étriller par Barack Obama lors de son one-man show annuel.

Libération

Tout serait parti de là. Entre les robes de gala et les nappes blanches, Donald Trump aurait décidé de se lancer en politique lors du traditionnel dîner des ­correspondants à la Maison Blanche, en avril 2011. Ce soir-là, le milliardaire, présent dans la salle comme une partie du gotha de la côte Est, se fait étriller par Barack Obama lors de son one-man show annuel. Il le dépeint comme un homme crédule, voire crétin : «Donald peut désormais se poser les vraies questions, comme : avons-nous vraiment marché sur la Lune ? Que s’est-il vraiment passé à Roswell ? Où sont Biggie et Tupac ?» Car depuis quelques mois, Trump distille son venin sur les plateaux télé : où est vraiment né Barack Obama ? Peut-on voir son certificat de naissance ? Peut-être est-il musulman ? S’il n’est pas américain, son élection depuis 2008 est «la plus grosse arnaque de tous les temps !» La «birther conspiracy», propagée par des sites suprémacistes blancs, aura collé aux basques d’Obama pendant toutes ses années à la ­Maison Blanche. Quand Donald Trump la reprend à son compte, il sait très bien à quel type d’Américains il fait les yeux doux.

Mais ce soir d’avril 2011, le Président finira par produire en conférence de presse son certificat de naissance. Obama lâche ses coups. Dans la salle, Trump est sourire crispé, regard droit. L’humiliation, disent ses proches, est la pire des tortures pour le milliardaire.

Les enregistrements de l’interview-fleuve de Trump datant de 2014, que son biographe, Michael D’Antonio (The Truth About Trump), a transmis au New York Times fin octobre, confirment sa hantise de l’échec, de la honte publique. Devant le tout-Washington présent ce soir d’avril 2011 à la Maison Blanche, Donald Trump bouillonne. «Je crois que c’est ce soir-là qu’il a décidé de se présenter à l’élection, affirme Roger Stone, l’un des conseillers politiques de Trump, dans The Choice 2016, un documentaire de PBS diffusé sur Arte. Il s’est dit : je vais leur faire voir.»

Cul-de-poule

Eh bien, il a fait voir : cinq ans plus tard, ­contre toute attente, le voilà 45e président des Etats-Unis. Que celui qui avait mis son billet sur cet improbable candidat, incarnant tous les clichés de la bouffonnerie américaine, icône des années fric, de la démesure, star de télé-réalité, personnage de cartoon, lève le doigt. Ni les médias, ni ses adversaires, ni même son propre parti ne l’ont vu venir. Et certainement pas Barack Obama. Qui a, involontairement, réveillé la bête ­politique qui sommeillait sous la mémèche blonde savamment rabattue. De sa déclaration de candidature, le 16 juin 2015, descendant l’escalator doré de la Trump Tower à Manhattan tel un ange satisfait, jusqu’à son élection mardi, le mystère Donald demeure. Comment ce septuagénaire raillé par la Terre entière, cheveux tels une vague de paille, sourcils broussailleux assortis, bouche en cul-de-poule et teint orangé, au vocabulaire de CM1 et pour qui tout est «huge» (énorme) ou «tremendous» (formidable), peut-il se retrouver à la tête de la première puissance mondiale ? «Je serai le meilleur président pour l’emploi que Dieu ait jamais créé», lâche-t-il dans son premier discours de candidat, ­donnant le ton de sa campagne d’emphases et d’insultes. «Un clown candidat à la présidence», titre le lendemain le tabloïd new-yorkais Daily News. Ce désir de présidence, pas inédit – Trump en parlait depuis les années 80 –, est une «quête impro­bable», pour le New York Times. Voire, pour USA Today, une «distraction indési­rable». La campagne présidentielle, une «distraction» de plus pour Donald Trump ? Après tout, l’homme d’affaires n’a jamais eu peur de se diversifier. Promoteur immobilier à succès, promoteur immobilier en faillite, homme-sandwich – des hôtels, des golfs, des pizzas, des steaks portent son nom – qui rachète ­tantôt une compagnie aérienne, tantôt des ­concours de beauté (Miss Univers), puis qui devient personnage de télé-réalité… Alors pourquoi pas président des Etats-Unis ?

«C’est quelqu’un qui a une revanche à prendre sur les élites intellectuelles new-yorkaises qui l’ont toujours considéré comme un plouc, analyse la polito­logue Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et auteure de Trump : l’onde de choc populiste (éd. FYP). Maintenant, il a envie de nouveaux défis, de nouveaux combats : faire campagne, c’est une manière d’être à nouveau sous les projecteurs.»

Donald Trump divise le monde en deux catégories : les winners d’un côté, les losers de l’autre. Né en juin 1946 dans le Queens, à New York, dans l’opulence d’une grande maison à colonnades et à l’ombre d’un père promoteur immobilier, Fred Trump, issu d’une famille d’immigrés allemands, «The Donald» grandit dans le mythe de ce monde binaire. Une enquête fouillée du Washington Post le décrit en enfant «athlétique, magouilleur et de mauvaise foi, refusant de reconnaître ses erreurs». Son attitude turbulente l’envoie à l’internat de l’Académie militaire de New York, où il apprend «à se battre et à aimer ça», comme il l’explique sur les enregistrements de Michael D’Antonio. Dans son album de promo, une photo du jeune Donald est légendée «Ladies’ man» («homme à femmes»). Il idolâtre Hugh Hefner, fondateur de Playboy et empereur du kitsch. Les sermons capita­listes du pasteur Norman Vincent Peale (la Puissance de la pensée positive), qui glorifient la réussite économique et que Trump écoute à la Marble Collegiate Church de Manhattan, le façonnent. Il se plaît à se présenter en self-made-man. «Rien n’a été facile pour moi, ose-t-il en octobre 2015 sur NBC. J’ai commencé à Brooklyn, mon père m’a fait un petit prêt d’1 million de dollars.»

Obsession

Donald n’est pourtant pas le premier choix de son père. Fred Jr., le fils aîné, d’abord désigné héritier des affaires Trump, déçoit. Il meurt prématurément de complications liées à son alcoolisme, à 43 ans. «Il n’était pas dans cette dynamique d’entrepreneur sans pitié, décrit la politologue Marie-Cécile Naves. Les espoirs de Fred Trump se sont donc déplacés sur le deuxième fils : ça a dû jouer dans sa trajectoire, cette volonté de satisfaire son père. Fred Trump n’a jamais pu faire fortune à Manhattan, alors le fils s’est mis en tête de faire mieux que le père.» C’est même son obsession.

Donald reprend ainsi les affaires de son père dès 1971. Très vite, il s’impose dans l’immobilier de Manhattan en s’associant à l’avocat Roy Cohn, figure de la chasse aux sorcières des ­années McCarthy. C’est à ce ­moment-là que Trump a son premier procès, pour discrimination (il inscrit la lettre «C» pour «colored» à côté des noms de potentiels locataires noirs).

Symbole de cette implantation en plein Manhattan, la Trump Tower, 58 étages, 202 mètres de hauteur, pousse en 1983. Evidemment, il vivra tout en haut, dans un triplex m’as-tu-vu en cuivre et marbre rose. Epousera Ivana, un mannequin, a trois enfants. En tout, il en aura cinq de trois femmes différentes – le dernier, Barron William Trump, a 10 ans. Ses frasques sentimentales et sexuelles s’étalent dans la presse, au grand bonheur de Trump lui-même, grisé par l’attention des médias.

Mais «The Donald» a les yeux plus gros que le ­ventre : dans les années 90, il s’endette pour faire construire un gigantesque casino, le Taj Mahal, à Atlantic City… qui fait faillite peu après. Considérant que son patronyme ­conserve une forte valeur commerciale, les banques le sauvent. Trump doit quand même revendre son yacht, ses avions, abandonner la moitié de ses parts… «Trump est un mélange de vantardise, d’échecs commerciaux et de succès réels», analyse le Washington Post. Qu’à cela ne tienne : quelques années plus tard, il parvient à se réinventer génie du business dans son émission de télé-réalité, The Apprentice. Pendant quatorze saisons, il est le boss de la boardroom, le symbole de la réussite et de la prospérité qui vire les incompétents avec gourmandise. Toujours présenté sous son meilleur profil, les répliques percutantes évidemment écrites à l’avance, dans une réalité scriptée qui le met forcément à son avantage.

Too much

«Make America Great Again !» : c’est avec ce slogan aux relents thatchériens que Donald Trump lance sa campagne, en juin 2015. Il évoque cette nostalgie d’une Amérique fantasmée, un peu rance, blanche, sans crise, recroquevillée sur elle-même. Dès son premier discours, en roue libre, le milliardaire insulte les immigrés mexicains clandestins : «Ils apportent des drogues, ils apportent du crime. Ce sont des violeurs.» Il défend une vision ­pessimiste de l’Amérique, des positions pro-armes, attise les peurs, le racisme, brandit son climatoscepticisme comme un gage de ­défiance vis-à-vis des élites intellectuelles, de relance économique pour l’Amérique ouvrière, le tout en décomplexant les Américains gros consommateurs d’énergies fossiles. «Les attaques contre notre police et le terrorisme dans nos villes menacent notre mode de vie», martèle-t-il en clôture de la convention républicaine, le 21 juillet à Cleveland (Ohio). Il insulte tout le monde, s’en prend à la gent féminine. Le 8 octobre, le Washington Post révèle une vidéo de 2005, où l’on entend Trump se vanter d’«attraper par la chatte» et d’embrasser des femmes sans leur consentement.

A un mois jour pour jour de l’élection, des élus républicains désavouent leur candidat. Une dizaine de femmes brisent le silence et accusent le milliardaire d’agression sexuelle. Après huit ans de progressisme à la Maison Blanche, cet homme de 70 ans au logiciel obsolète, rejeton des années 80, de l’argent facile et des femmes en plastique faire-valoir, ­semble complètement anachronique. «Une partie de ma beauté, c’est que je suis riche», clame sans rire ce pape du too much, qui réajuste ses boutons de manchettes à chaque fois qu’il sort de sa limousine ou de son hélico, n’a jamais exercé le moindre mandat politique, et dont la fortune est estimée par le magazine Forbes à 3,7 milliards de dollars (3,35 milliards d’euros) – le triple par lui-même. Et que le monde a, décidément, du mal à imaginer en commander in chief.

Adulé par les uns, vu comme une fascinante bête de foire par les autres, il bénéficie d’une énorme couverture médiatique. Pendant sa campagne, il ne s’entoure que de ses proches, n’a pas de speechwriter, ne commande pas de sondages… Nul analyste ou universitaire pour épauler Donald Trump, mais Stephen Bannon du site «alt-right» Breitbart.com (lire Libération des 8 et 9 octobre) ou Roger Ailes, ancien patron de Fox News viré pour harcèlement sexuel… «C’est comme s’il avait FdeSouche et Valeurs actuelles dans son équipe de cam­pagne ! compare Marie-Cécile Naves. Ce ne sont ni des experts ni des spin doctors, mais des idéologues de l’ultradroite et des spécialistes de la communication.» Un mois après l’annonce de sa candidature, Donald Trump prend la tête des sondages dans le camp républicain. Pour ne plus jamais la quitter.

Tambouille

En janvier, il prendra ses quartiers à la Maison Blanche. «Il faut reconnaître à Trump une très bonne capacité de diagnostic : il a du nez, note Marie-Cécile Naves. Il a compris qu’il y avait une brèche dans laquelle s’engouffrer en raison des divisions très fortes au sein du Parti républicain, sur des sujets très importants : l’économie, l’immigration…» Pour preuve : il y avait dix-sept candidats lors de la primaire républicaine, et aucun n’a pu lui faire barrage. Outre le bon tempo, il a également su capter l’air du temps. «Je sais ce qui se vend et ce que les gens veulent», affirmait-il à Playboy en 1990. Dès 1987, il a même élaboré un concept, «l’hyperbole véridique» (en fait, c’est le coauteur de son livre The Art of Deal qui en est à l’origine) : «Je joue avec les fantasmes des gens. J’appelle ça l’hyperbole véridique. C’est une forme innocente d’exagération – et une technique de promotion très efficace.» Même tambouille trente ans plus tard. «Il a compris qu’une grande partie de la société était en colère, avait peur et du mal à accepter un certain nombre de changements sociétaux, écono­miques et culturels», détaille Marie-Cécile ­Naves. La reprise de la croissance n’a pas bénéficié à la petite classe moyenne, les inégalités explosent… «Et puis il y a un rejet des transformations démographiques : dans trente ans, les Blancs d’origine européenne seront minoritaires dans le pays, reprend la spécialiste des Etats-Unis. Ce sentiment de “ne plus être chez nous” alors qu’un Noir occupe la Maison Blanche, qui a beaucoup fait pour les droits des homosexuels, promeut un discours multiculturaliste, de fin du patriarcat est insupportable pour un certain nombre d’Américains. Et Trump a beaucoup misé sur ce sentiment. Même son projet protectionniste est guidé par la thématique de l’identité.» Pour la polito­logue, «Donald Trump n’est pas un accident : il a un vrai projet politique.» Pas au sens d’un programme, mais d’une «vision de la société» : une société fermée, le multiculturalisme vu comme un fardeau, une forte défiance vis-à-vis des élites… Même s’il n’est jamais entré dans le détail des mesures qu’il envisage. «Je n’ai pas l’impression que Donald Trump ait une vraie passion pour les affaires publiques, avance Marie-Cécile Naves. Je ne suis pas sûre qu’il ait vraiment envie de gouverner. Gagner, oui, mais gouverner…»

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