"Trump est un pur produit des années 80"

Cette élection parachève la fusion des mondes politique et économique, estime le Pr Cusset. Entretien.

Libération

Philosophe, historien des idées, spécialiste de la décennie 1980, François Cusset enseigne la civilisation américaine à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Son dernier livre, "La droitisation du monde" (éditions Textuel, 2016), décrit ce phénomène mondial initié à la fin des années 70.

Le choix de Trump par le peuple américain est-il la manifestation de ce que vous nommez dans votre livre "la droitisation du monde" ?

Au-delà de sa fortune immense et de ses talents de populiste de téléréalité mis au service de sa campagne, la victoire de Trump s’explique par une reconfiguration au long cours du corps doctrinal de la droite, moyennant des ajustements et des alliances qui la distinguent de la droite reaganienne ou de celle des néoconservateurs de l’après 11-Septembre. Trump, c’est le néolibéralisme du profit maximisé et de l’entrepreneuriat glorifié mais mâtiné d’étatisme pour protéger entreprises et travailleurs nationaux, c’est la préférence nationale et la xénophobie décomplexée mais plus patriotes que religieuses. Tout cela sur fond de télé-culture trash et d’omnipotence de la publicité, avec une démagogie du travail et du mérite (ou du pays qui se lève tôt…) mais en contradiction totale avec la biographie de l’intéressé - qui est un héritier du groupe fondé par son père, et non un self-made man, ce que son habile storytelling ne dit jamais. En revanche, Trump est un pur produit des années 80, période d’expansion de son empire et d’imposition de sa stratégie marketing chic et choc. Par son mauvais goût et sa morale de l’entrepreneur-héros, Trump replonge l’Amérique, et le monde, dans le pire des années 80…

La violence intense et inédite de la campagne pourrait-elle avoir participé à son issue ?

Cette violence est largement celle de la guerre que Trump et sa propagande déclarent à tous les ennemis de leur cœur de cible électoral (l’homme blanc en voie de paupérisation) : les diplômés, les femmes urbaines, les "bobos" de tous acabits, l’Europe impuissante et méprisante, l’islam supposé diabolique, les latinos censés voler les emplois, etc.

L’émergence du néolibéralisme résulte selon vous d’une décennie décisive sur le plan idéologique, les années 80. L’essor de Trump comme figure politique est-il lié à sa figure d’homme d’affaires, apparue en pleine ère "yuppie" ?

Donald Trump incarne l’alliance de circonstance - qui est le moteur historique de cette "droitisation" du monde depuis quarante ans - entre la droite conservatrice classique, chrétienne et protectionniste, et la droite libérale-libertaire des marchés libres et de l’entreprise-reine. Elle parachève la fusion, plus que l’alliance, entre la sphère politique, qui voit son autonomie de décision grignotée depuis des décennies, et le pouvoir économique : avec lui, les deux scellent leur mariage, bien au-delà des "pantouflages" qu’on reproche aux élites françaises, ces allers-retours entre cabinets ministériels et banques d’affaires.

Par provocation, certains intellectuels, tels Slavoj Zizek, ont déclaré souhaiter l’élection de Trump pour faire sortir la politique américaine (et d’autres) de ses gonds. Cet événement peut-il participer à un éveil politique aux Etats-Unis, et à long terme à une sortie du néolibéralisme ?

Sous le choc de ce mardi très sombre, les jeux d’intellectuels audacieux ne sont plus vraiment de mise : si le désengagement militaire américain promis par Trump refait de la Russie le prédateur de l’Europe ou des tensions entre pays asiatiques de vraies menaces mondiales, pour ne pas parler du Moyen-Orient ou du Mexique, il ne sera plus question des avantages "dialectiques" qu’il faudrait trouver à l’élection d’un Ubu à paillettes… Même si, dans la logique de la politique du pire, il est vrai qu’un tel changement peut inciter certains, à gauche, à s’engager davantage, voire à radicaliser leurs choix de vie. Mais ce sera toujours plus facile pour les jeunes et les urbains que pour les réfugiés et les migrants…

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