Comment Donald Trump a fait élire le mot de l'année
Une semaine très exactement après l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, l'Oxford Dictionary a choisi mercredi 16 novembre le terme "post-truth" (post-vérité) comme mot de l'année. Pour le vénérable dictionnaire britannique, équivalent du Robert francophone, "post-vérité" est un adjectif qui fait référence "à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d'influence pour modeler l'opinion publique que les appels à l'émotion et aux opinions personnelles".
- Publié le 17-11-2016 à 17h42
- Mis à jour le 18-11-2016 à 10h26
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Selon l'Oxford Dictionary, "post-vérité" est devenu en 2016 "un pilier du commentaire politique", son usage ayant augmenté de 2.000% par rapport à l'année dernière, "dans le contexte du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni et de l'élection présidentielle aux Etats-Unis".
Le terme n'est pas neuf. Selon l'Oxford Dictionary, il aurait été utilisé pour la première fois en 1992 dans un essai du dramaturge Steve Tesich autour du scandale des ventes d'armes à l'Iran pour financer la rebellion contre les Contras nicaragayens sous le président Reagan : "nous, peuple libre, avons décidé librement que nous voulions vivre dans un monde "post-vérité"."
Depuis le début de la campagne électorale américaine, comme durant la campagne du référendum britannique sur l'appartenance à l'Union européenne, les commentaires et analyses abondent sur l'impact pervers des mensonges avérés ou des contre-vérités qui ont influencé l'opinion publique.
Les mensonges du Brexit
Le matin du 24 juin dernier, alors que les résultats officiels confirmaient le choix des Britanniques - à une faible majorité - en faveur du Brexit, Nigel Farage, leader du parti d'extrême droite Ukip, confessait lui-même que les partisans du Brexit avaient menti durant la campagne : non, les fameuses 350 millions de livres partant chaque semaine dans les caisses de l'Union européenne n'allaient par miracle revenir alimenter la sécurité sociale du Royaume-Uni. Boris Johnson, fer de lance des Brexiteurs, avait pourtant paradé durant toute la campagne dans un bus barré de cette promesse en lettres et chiffres géants.
Le mensonge avait beau avoir été démenti, démonstrations chiffrées à l'appui, par la presse et les tenants de l'Union européenne, cela n'avait eu aucune influence sur la majorité des citoyens. Dans une cynique inversion des rôles, les Brexiteurs qualifièrent ceux qui démontaient leurs mensonges sous le vocable de "Projet Peur" ("Project Fear") alors qu'eux-mêmes agitèrent pendant toute la campagne l'épouvantail de l'immigration et de l'invasion de travailleurs turcs en cas d'adhésion de leur pays à l'Union.
Les hyperboles véridiques de Trump
Durant la campagne présidentielle américaine, Donald Trump a lui aussi usé de la peur et menti sans vergogne à plusieurs reprises. Déjà, début 2016, le site de "fact-checking" ("vérification des faits") PolitiFact, détenteur d'un Prix Pullitzer, avait attribué à Donald Trump le prix de Menteur de l'Année 2015. Politifact a estimé que, depuis l'annonce de sa candidature à la présidence, en juin 2015, le candidat républicain avait menti "totalement" ou "partiellement" dans 85% de ses déclarations.
Cette réalité alternative se forge à partir des "hyperboles véridiques" (expression inventée dans l'autobiographie du milliardaire, "The Art of the Deal") dont usa et abusa Donald Trump durant la campagne. Par définition, cette expression est une contradiction : une hyperbole ne peut être véridique. Mais la force et la répétition du message finisse par lui donner une apparence de véracité. C'est le principe du slogan en marketing, que Trump a transposé dans la politique.
Pour l'éditorialiste du "New York Times" Paul Krugman, Donald Trump a instauré la loi du "grand menteur". "Pris isolément, ses mensonges sont de taille moyenne, sans être anodins pour autant. Mais ses mensonges sont constants, dans un flot continu. Ils ne sont jamais admis, mais au contraire répétés."
C'est le sens de la saillie que lui lança Hillary Clinton durant le premier débat : "Donald, vous vivez dans votre propre réalité". Cette réalité est maintenant celle des Etats-Unis.

La guerre contre "la communauté de la réalité"
Au lendemain de l'élection américain, le "Washington Post" constatait, amèrement : "Nous avons montré que Trump inventait fréquemment des statistiques, usait de raisonnements fallacieux, retournait sa veste sans explication ou proférait des affirmations extrêmement trompeuses — à un degré qui n’était pas habituel pour un candidat à la Maison-Blanche. Peut-être que [nos fact-checkings] ont eu de l’influence sur certains électeurs — les sondages sortis des urnes indiquent que Trump a perdu les électeurs diplômés au profit de Clinton — mais clairement ce n’était pas spécialement important pour les autres."
Les Républicains mènent d'ailleurs de longue date la guerre contre ce que Karl Rove, conseiller du président George W. Bush, avait qualifié de "reality-based community" ("la communauté de la réalité") par opposition à ceux qui fondent leur vision et leur action sur l'idéologie et la doctrine en créant, selon Rove, "leur propre réalité".
La polarisation des médias, initiées d'abord avec l'émergence de chaîne de télévision ultra-partisanes, comme Fox News, a été initiée dès 1987, lorsque l'administration Reagan abolit "la doctrine d'impartialité des diffuseurs", un principe remontant à 1949 qui imposait aux médias de présenter des arguments pluriels sur les sujets controversés.
L'ère du doute
On peut voit l'avènement de l'ère post-vérité comme une résultante de celle du doute, née aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001. Dans son récent livre "L'ère du complotisme. La Maladie d'une société fracturée" (Ed. Les Petits Matins), la chercheuse belge Marie Peltier rappelle que le "grand mensonge" fondateur de notre siècle est celui des armes de destructions massives prétenduement détenues par Saddam Hussein, qui justifia l'invasion américaine en Irak, en 2003.
Ce mensonge a fait long feu, nourrissant les thèses complotistes de toutes parts, mais accréditant aussi cette fabrique de la réalité chère à Karl Rove et aux idéologues républicains. De nombreux sites, proches de l'utradroite américaine, ont durablement alimenté la rumeur selon laquelle Barack Obama n'était pas né aux Etats-Unis. Donald Trump l'a abondamment soutenue, jusqu'au mois de septembre. Avec cynisme, certains de ces sites, qui n'hésitent pas à propager les pires rumeurs, se qualifient de site de "réinformation". Selon le site BuzzFeed, 38% des articles des médias partisans côté républicain, durant la campagne présidentielle, furent mensongers.
Fer de lance de ceux-ci, le site Breitbart News a soutenu la campagne de Donald Trump. Son audience a grimpé jusqu'à 17 millions de visiteurs aux Etats-Unis. L'élection du candidat républicain est sa victoire idéologique. Son patron, Stephen Bannon était devenu directeur de campagne de Trump en août. Il a été nommé le 15 novembre "conseiller stratégique" du nouveau président - un poste nouveau, qui n'est pas au contrôle du Sénat. Et il a déjà anoncé souhaiter jouer un rôle dans la présidentielle française et les législatives allemandes en 2017. Avec lui, c'est la post-vérité qui entre à la Maison-Blanche.
Comment les réseaux sociaux bouleversent l'opinion publique
L'impact de la "post-vérité" dans l'opinion publique a été "alimenté par la montée en puissance des réseaux sociaux en tant que source d'information et la méfiance croissante vis-à-vis des faits présentés par l'establishment" argumentent les responsables de l'Oxford Dictionary.
Facebook, Twitter, Google sont devenus des acteurs médiatiques incontournables. En juin, plusieurs études internationales révélaient qu'au cours des dix-huit derniers mois précédants les réseaux sociaux - Facebook en tête - étaient devenus le premier point d'entrée de l'information pour 62% des Américains et 44% des adultes.
Le poids est devenu d'autant plus grand que les réseaux sociaux sont tous apparus récemment : Facebook a été fondé en 2004, Twitter en 2006. Les études fouillées et précises sur leur impact sont encore embryonaires.
Médias chargés d'émotion
Passifs sur le fond (ce ne sont pas eux qui produisent les contenus qui circulent sur leur plate-forme), ils n'en sont pas moins actifs - serait-ce par défaut - dans la manière dont ils permettent (ou non) à ces contenus de circuler dans le "tintamarre assourdissant" dénoncé recemment par notre confrère du "Nouvel Observateur" Jean-Claude Guillebaud.
"La foule connectée [est] devenue un média chargé d’émotion" commentait dans "La Libre Belgique" Christophe Ginisty, spécialiste des réseaux sociaux, à propos de la campagne présidentielle américaine.
Là où, du temps des médias classiques, l'émotion se vivait en privé, au sein de sa propre cellule familiale ou sociale, celle-ci s'amplifie désormais dans le collectif via les réseaux sociaux. Et se mélange parfois avec le flot continu des informations - où la rumeur ou les imprécisions se mêlent parfois aux informations vérifiées.
L'enfermement algorithmique
Elle est amplifiée par l'enfermement algorithmique ou ce qu'Eli Pariser a baptisé en 2011 le "filter bubble" : les algorithmes des réseaux sociaux, qui analysent automatiquement les habitudes des internautes et, notamment, les types de recherches qu'ils effectuent et les sites qu'ils consultente et recommandent, font remonter sur leur fil les contenus similaires.
« Le pouvoir qu’a Facebook de définir ce qui est une information et ce qui n’en est pas est sans précédent dans l’histoire des médias modernes », explique Frank Rich, dans un article récent du "New York Magazine". La disponibilité des informations en ligne, sur les fils des réseaux sociaux, fait que chacun choisit désormais « les informations qui lui plaisent ».
Tweetaganda et "trend topics"
Les sujets qui remontent sur les fils d'informations des abonnés de réseaux sociaux sont aussi les "trend topics", les "sujets tendances". Ils le deviennent lorsqu'ils sont les plus "likés" ou partagés. Mais les manipulations sont possibles.
L'hebdomadaire "The Economist" a comparé entre juillet et septembre 2016 quelque 33 000 tweets diffusé par les comptes de trois médias : le "New York Times", la BBC et Russia Today, la chaîne d'informations en continu pro-gouvernementale.
"The Economist" a constaté que les retweets des messages de Russia Today proviennent d'un nombre limité d'utilisateurs. Et que parmi les cinquante les plus actifs, un tiers présentent des cycles d'activité récurrents chaque jour, ce qui laisse supposer qu'il s'agit de comptes factices, activés par des algorithmes automatiques ou "bots".
Une manipulation, que nos confrères ont baptisé "Tweetaganda" (contraction de "Tweet" et "propaganda") qui donne l'illusion d'une popularité et d'une fréquentation. ("The Economist", 10/09/2016) Des analystes et observateurs des nouveaux médias - comme le chercheur belge Nicolas Vanderbiest sur son blog Reputatio Lab, s'attachent à dénoncer ses caisses de résonances factices.
Le déni de responsabilité
Les médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision) sont tenus juridiquement responsables des contenus et informations qu'ils diffusent. Ils souscrivent pour l'essentiel à l’article 1 de la charte de Munich, document de base de la profession: «Respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité.» Si une information fausse porte atteinte à la réputation d'une personne, un journaliste et son média peuvent être poursuivi en diffamation. La propagation des messages de haine est proscrite. A ce jour, les réseaux sociaux échappent à ces règles.
Il y a pourtant une ambiguité dès lors que certains opérateurs prétendent jouer le rôle de diffuseurs d'information. Le 10 novembre, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, s'est d'abord dédouané de tout influence de son réseau social dans l'élection de Donald Trump, déclarant que son réseau ne peut devenir "arbitre de la vérité".
Mais dans la même conférence de presse, il se vantait pourtant que Facebook avait contribué à amener deux millions d'électeurs américains à s'incrire sur les listes électorales. Or l'écart de voix entre les deux candidats est de moins d'un million. Quatre jours plus tard, le 14 novembre, Facebook annonçait que les sites publiants de fausses informations ne pourront plus utiliser Facebook Audience Network, son outil de monétisation publicitaire. Google a pris le même jour une disposition similaire.
Messages de haine
Les messages de haine se sont multipliés durant la campagne présidentielle américaine. Un seul exemple : les messages antisémites postés sur le réseau social Twitter et visant près de 800 journalistes sont en hausse depuis le début de l'année, selon un rapport publié mi-ctobre par la Ligue antidiffamation (ADL). Celle-ci a recensé 2,6 millions de tweets antisémites en langue anglaise, publiés par 1,7 million de comptes sur la période allant d'août 2015 à juillet 2016. La majorité de leurs auteurs revendiquaient leur soutien à Donald Trump.
En France, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), SOS Racisme ou la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ont attaqué en justice Facebook et Twitter parce que subsistent trop fréquemment des messages de haine sur leur réseau. Suite à une audience en référé au tribunal de grande instance de Paris, le 19 juillet dernier, un "protocole" pourrait être conclu entre les différentes parties. Mais il ne sera applicable qu'en France.
Le paradoxe réactionnel
La difficulté, c'est que lutter contre les contre-vérités, les mensonges et les discours de haine sur les réseaux sociaux revient à leur donner de la visibilité. C'est ce que Nicolas Vanderbiest appelle le "paradoxe réactionnel" : en réagissant à quelque chose que l'on n'approuve pas (et que l'on souhaite éventuellement contester ou combattre), on en fait en réalité la promotion. " En voulant propager la paix, ils propagent en réalité la haine et donnent un faux sentiment" écrit le checheur. Dénoncer la violence des vidéos de propagande de l'organisation Etat islamique sur Facebook ou Twitter, c'est en faire la promotion involontaire. Réagir aux "hyperboles véridiques" ou aux injures de Donald Trump a contribué à lui offrir une caisse de résonance inégalée.
Des mots très politiques
"Post-vérité" s'est imposé comme mot de l'année devant neuf autres. Parmi ceux-ci, la majorité est également en lien avec l'actualité politique et électorale de l'année.
- Brexiteer ("brexiteur") : décrit les partisans du Brexit. Autre terme, lié lui au contexte politique américaine : "alt-right" (contraction d'"alternative right" ou droite alternative) qui désigne, aux Etats-Unis, "une idéologie extrêmement conservatrice et réactionnaire, caractérisée par un rejet des classes politiques dominantes et l'usage des médias en ligne pour la propagation délibérée de contenus polémiques".
- Glass Cliff (littéralement "la falaise de verre") : corollaire du fameux "plafond de verre" : une fois franchi celui-ci, les représentants de minorités à des postes à responsabilités dans les affaires ou la politique (femmes, Afro-américains, descendants d'immigrés) sont plus exposés à l'échec que leurs homologues masculins et de souches. L'expression vaudrait aussi pour Hillary Clinton. Et a été utilisé au Royaume-Uni pour évoquer les défis de Theresa May, devenue première ministre au lendemain du vote en faveur du Brexit.
- Latinx : néologisme non clivant apparu pour désigner les communautés latino-américaines aux Etats-Unis (par opposition à "Latino" ou "Latina").
- Woke est un adjectif familier, qui a émergé pour qualifier la "veille" face aux injustices sociales, notamment raciales.