Législatives en Roumanie: une élection d’amnésiques

Maria Udrescu

“Je ne connais aucune victime. Mais je suis venu quand même. Parce que dans ce pays, c’est génération de sacrifice après génération de sacrifice. Pour rien.” Planté devant les dizaines de photos, de fleurs, de bougies encore étendues devant l’ancienne discothèque Colectiv qui a pris feu le 30 octobre 2015, ce sexagénaire ne peut retenir ses larmes. L’incendie, provoqué par un spectacle pyrotechnique non autorisé organisé dans cette boîte dotée d’une seule issue de secours, a bouleversé le pays entier. Car le Colectiv n’était ouvert que par la “grâce” des pots-de-vin versés aux autorités locales. Entassées devant la porte, une trentaine de personnes ont péri sur le coup, victimes indirectes de cette corruption endémique.

Législatives en Roumanie: une élection d’amnésiques
©Maria Udrescu

Trente-sept autres décèderont encore dans les hôpitaux, la plupart succombant à une administration déplorable et à un système de santé désuet et inefficace. “Les premiers soins? C’était un chaos total. Premier arrivé, premier servi. Des gens montaient dans les ambulances, d’autres frappaient aux portes pour les supplier de les emmener à l’hôpital. Pensez à un film avec des zombies. Des gens brûlés, dont la peau pend de partout, qui s’amassent sur des ambulances. Beaucoup sont allés avec leurs propres voitures à l’hôpital” , se souvient Emma, une survivante de l’incendie, encore traumatisée par ces souvenirs. Ce fut le cas d’Adrian. “Quand je suis sorti, je suis monté dans une ambulance. J’ai vu qu’elle ne partait pas. Puisque mes mains étaient brûlées, j’ai demandé à un pompier de sortir mon téléphone de ma poche pour que j’appelle un ami afin qu’il m’emmène à l’hôpital” , raconte cet homme de 38 ans qui a perdu sa soeur et sa cousine dans ce drame.

Des mensonges pour sauver la face

Raed Arafat, accusé d’avoir refusé l’aide du secteur privé ou encore de ne pas avoir activé le mécanisme européen de protection civile, gère toujours le service d’urgence. Mais le gouvernement socialiste de Victor Ponta a fini, lui, par tomber. Trop tard, diraient certains. Le ministre de la Santé, Nicolae Banicioiu, a tenté par tous les moyens de sauver la face, refusant dans un premier temps d’envoyer des victimes dans des hôpitaux étrangers. “ Il disait aux proches des victimes qu’en Roumanie, nous avions les mêmes conditions qu’en France ou en Allemagne. Et les gens le croyaient parce qu’ils avaient besoin de croire. Mais lui savait dans quel état se trouvaient nos hôpitaux” , regrette Oana Gheorghiu, membre de l’association “Daruieste Viata” qui “fait le travail de l’Etat” en récoltant de l’argent pour rénover des institutions de santé.

Eugen Iancu, dont le fils est décédé aujourd’hui, y a cru aussi. “Je leur ai fait confiance et ils nous ont menti. Ils les ont sortis d’une bombe de feu pour les mettre dans une bombe bactériologique” , soupire cet homme. Son fils, Alexandru, âgé de 22 ans, se trouvait à Colectiv le soir du 30 octobre. Il n’a pas succombé à ses blessures, mais à une infection attrapée dans les hôpitaux.

Eugen Iancu
©Maria Udrescu

Morts d'infection, plutôt que de leurs brûlures

“Les médecins belges m’ont confié que les patients roumains sont arrivés infectés de bactéries nosocomiales que l’on trouve uniquement en Afghanistan. Le refus de Banicioiu de les sortir du pays est un crime” , affirme Monica Macovei, eurodéputée connue pour avoir mis sur pied le très redouté Parquet anticorruption du temps où elle était ministre de la Justice en Roumanie. En mai dernier, le journaliste Catalin Tolotan dévoilait d’ailleurs que les désinfectants produits par la société pharmaceutique HexiPharma étaient dilués afin d’augmenter les marges de bénéfice. Ceux-ci étaient justement utilisés pour désinfecter les mains et les surfaces des hôpitaux publics.

L’eurodéputée précise que l’état actuel du système de santé n’est qu’une conséquence de la corruption qui y règne. “L’enveloppe que l’on glisse au médecin n’est rien par rapport au vol organisé qui est effectué grâce à des appels d’offres. On établit une valeur de référence pour les contrats à attribuer qui est souvent deux ou trois fois plus élevée que le prix sur le marché. Ce afin de distribuer le surplus dans les poches des responsables. On estime que ces vols représentent presque la moitié du budget de la santé” , explique par exemple Mme Gheorghiu.

Adrian souligne quant à lui que pour les trois semaines pendant lesquelles sa soeur a été internée, l’hôpital a facturé “400 gants simples et 200 gants stérilisés” . Ainsi, les chiffres seraient-ils gonflés dans l’objectif de récupérer de l’argent de la caisse d’assurance publique. “Celui qui dit que la Roumanie est un pays pauvre ment. Il n’y a pas beaucoup de pays dans ce monde où l’on peut voler autant sans que l’Etat fasse faillite” , conclut cet homme qui garde encore les traces de brûlures sur ses bras.

Le PSD revient au-devant de la scène politique

Les jours suivant l’incendie, des dizaines de milliers de personnes étaient sorties dans la rue pour scander leur dégoût et faire tomber le gouvernement du Parti social-démocrate (PSD) - qui possède le plus grand nombre de députés emprisonnés ou visés par une enquête pour corruption. Aujourd’hui, d’après les sondages, le même PSD remporterait 44% des suffrages lors des législatives de ce dimanche. “Les socialistes, renvoyés dans l’opposition, ont pu se limiter à critiquer l’exécutif technocrate, sans assumer leurs responsabilités. On aurait dû les laisser au pouvoir ou organiser des élections anticipées” , fustige Mme Macovei.

Certains survivants regrettent aujourd’hui la politisation des manifestations qui ont suivi l’incendie du Colectiv. “ Tout le monde aurait dû sortir dans la rue et ne rien scander. Absolument rien. Parce que si tu scandes “à bas Ponta”, d’autres peuvent rétorquer que tu veux promouvoir l’opposition. Si tu ne dis rien, tu envoies un signal fort, tu montres qu’une limite a été atteinte” , considère Emma. En un an, des théories du complot, selon lesquelles les manifestants auraient été payés ou l’incendie organisé par l’opposition, ont eu le temps de circuler. Et la population, d’oublier.

Statue érigée en souvenir des victimes du Colectiv
©Maria Udrescu

De quoi laisser comme un goût amer aux survivants et proches des victimes de cet incendie qui attendent au moins de voir les coupables de ce drame punis. M. Iancu, fondateur de l’association Colectiv GTG3010, refuse que ces jeunes soient morts pour rien. “L’incendie de Colectiv est un moment zéro qui doit produire un changement dans l’administration” , réclame-t-il. Mais pour Adrian, “le succès annoncé du PSD n’est pas étonnant. Un système corrompu bien mis au point tend à se conserver” .

Que reste-t-il donc de la rage et de la volonté de changer le système provoqués par cette tragédie ? “Un beau rêve” , lance avec tristesse Emma qui regrette de voir le gouvernement technocrate de Dacian Ciolos prendre fin avec les élections du 11 décembre. “Le dernier ministre de la Santé, Vlad Voiculescu, a vraiment essayé de faire des bonnes choses. Mais tu ne peux pas soigner d’un claquement de doigts tout ce qu’un système mafieux a détruit” .

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