Apamée, chef-d’œuvre en péril: 14.000 trous creusés sur le site de fouilles belge
- Publié le 26-12-2016 à 14h03
- Mis à jour le 26-12-2016 à 14h04
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Depuis les années 30, des archéologues belges fouillaient le site antique d’Apamée en Syrie. La guerre y a mis brutalement fin. Didier Viviers, chef des fouilles, raconte ce qu’il a appris, entre autres grâce à Google. Explications et entretien.
"Pour un archéologue, c’est un massacre", s’émeut Didier Viviers, le responsable des fouilles et, par ailleurs, Pro-Recteur de l’Université libre de Bruxelles. "Parmi les 14 000 trous, quinze peut-être ont permis aux pilleurs de trouver quelque chose. Mais ils ont détruit le plus important pour l’archéologue : le lien entre l’objet et son contexte".
Apamée se trouve à côté de la ville de Qalaat al-Madiq, aux mains de l’opposition au régime de Bachar al-Assad. L’ex-Front al-Nosra figure parmi les groupes qui tiennent cette ville au nord-ouest de Hama. Non loin de là, l’armée syrienne contrôle un check-point.
La dernière mission en 2010
Didier Viviers n’est plus allé à Apamée depuis 2010. La dernière mission, en 2011, avait été annulée "car déjà des problèmes de sécurité se posaient". L’archéologue belge en est donc réduit à regarder des photos satellites sur Google, à visionner des films sur YouTube et à scruter le marché de l’art pour détecter des pièces volées.
C’est grâce aux images de Google qu’il a pu estimer le nombre de trous creusés par les pilleurs. "Le taux de résolution n’est pas extraordinaire, mais on voit le drame", dit-il. "Nous avons repris contact avec le directeur des antiquités de Damas, qui travaille énormément pour sauver le patrimoine syrien. Il dit que c’est un désastre. Quand j’analyse les photos, les zones pillées sont uniquement des zones communales. Ce n’est pas toute la cité d’Apamée. Quand le champ est sur propriété privée, quelqu’un l’a protégé".
On doit ces fouilles belges au roi Albert. Dans son fameux discours de Seraing de 1927, le souverain appela à la création du Fonds national de la recherche scientifique, le FNRS, pour donner un coup de fouet à la recherche dans le pays. Deux grandes expéditions en furent la conséquence : l’Antarctique et Apamée. "C’était, entre les deux guerres, l’époque des grandes fouilles", explique Didier Viviers. "Une question de prestige des Etats. La règle des 50/50 s’appliquait", c’est-à-dire que la mission archéologique qui fouillait pouvait emporter avec elle la moitié de ses trouvailles.
L’archéologue Franz Cumont, spécialiste des religions orientales, avait écumé la région au cours de ses périples. Il attira l’attention sur cette ville fondée en l’an 301 avant JC par Séleucos 1er, général d’Alexandre le Grand. Les vestiges qui émergeaient laissaient apparaître une cité grandiose qui compta lors de l’époque romaine près de 117 000 habitants. La cité jouait un rôle militaire et commercial. Elle avait ses thermes, son théâtre et une colonnade plus longue que celle de Palmyre.
Les missions belges s’y sont succédé, ramenant à la vie ses trésors, au point qu’il existe aujourd’hui une salle Apamée aux Musées royaux du Cinquantenaire, qui abrite la fameuse mosaïque de la Chasse. "J’y suis allé tous les ans à partir de 1987. On a donc une concession sur l’ensemble du site. Notre force, c’est la connaissance des lieux. Nous avons les archives et les spécialistes".
Apamée prétend depuis des années à une place sur la liste du Patrimoine mondial de l’Humanité. Les autorités syriennes avaient fait valoir lors de la candidature l’"immense réservoir archéologique" de ce site de 250 hectares qui n’avait pas subi "de très graves mutilations". Mais c’était avant la guerre.
Pilleur, un métier local
Selon les experts, le pillage est systématique dans les zones gouvernementales comme dans celles de l’opposition. "A Apamée, ce sont les mêmes qui pillent le site depuis des années. Nous avons recensé un premier cas de pillage en 1968. Nous avions trouvé une année auparavant la mosaïque des Amazones. L’hiver suivant, elle avait été découpée. On l’a dé couverte dans un musée de Newark. Elle est revenue à Damas en 1974."
Aujourd’hui, en l’absence d’une administration forte, le pillage s’est aggravé, toujours selon le même processus : des locaux fouillent sous la direction d’un chef qui envoie des photos ou vidéos à ses contacts, lesquels se mettent en relation avec un marchan d à l’étranger.
Les trafiquants testent le marché
Peu de pièces en provenance du site d’Apamée ont été identifiées sur le marché de l’art international. Selon les experts, les trafiquants "testent" le marché et les forces de police dans un premier temps. En général, ils attendent de cinq à dix ans avant d’écouler les plus belles pièces. "Les pièces exceptionnelles de Syrie - une statue, des tablettes, des fresques - sortiront dans dix ans. Mais des jarres, des pièces de monnaie, peuvent déjà être écoulées", estime Ali Cheikhmous, président de l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (Apsa). Cela n’a pourtant pas empêché la douane française, en septembre dernier, de saisir deux bas-reliefs ouvragés entre le XIVe et le XVIe siècle et venant probablement de la vallée de l’Euphrate. Ils étaient en transit vers Taiwan.
En attendant de pouvoir un jour revoir Apamée, Didier Viviers prépare l’avenir. Pour couper l’herbe sous le pied des trafiquants, il envisage de mettre en ligne des photos des pièces que les archéologues belges ont trouvées à Apamée. Et il demande aux autorités belges et européennes de se préparer à un plan de sauvetage du patrimoine syrien. Il fait un parallèle avec l’Allemagne, aidée par les Etats-Unis après la guerre. "Un pays qui sort de guerre est extrêmement fragilisé. Si on veut élargir la zone de sécurité, l’Europe peut aider, même des pays qui sont responsables du conflit. Aujourd’hui, le modèle économique, c’est le pillage. Il faut sortir de ce modèle et exploiter la visibilité. Apamée figurait avant la guerre dans le Top10 des sites touristiques en Syrie".
"La Belgique va à contre-courant de l’histoire"
On le sait, la petite cellule de la police fédérale belge chargée du vol des antiquités sera supprimée en janvier, la compétence étant désormais confiée aux zones de police. Une décision de Jan Jambon, le ministre N-VA de l’Intérieur, qui est accusé de vouloir régionaliser cette compétence.
Sur le plan international, la décision laisse pantois. "Je trouve cela alarmant", nous dit France Desmarais, directrice à l’International Council of Museums (ICOM), basé à Paris. "Je ne comprends pas qu’en 2016, dans une Belgique où le marché de l’art est florissant, on supprime ce service central et cette compétence. A chaque Brafa (la foire des antiquaires de Belgique, NdlR), nous avons des agents undercover qui dénichent des choses".
Pour cette Canadienne, "la Belgique va à contre-courant de l’histoire" car, dans les autres pays, on accroît au contraire les moyens de la police dans ce domaine. Près de 200 Carabinieri sont déployés en Italie. Le FBI, la Guardia Civil et Scotland Yard ont des unités spécialisées.
Pour de nombreux experts, le trafic d’antiquités n’est pas considéré comme une priorité, alors qu’il s’inscrit dans des activités mafieuses comme le trafic de drogues ou d’êtres humains.
"Voler un paquet de cigarettes dans un magasin, c’est comme voler un Picasso dans un musée", explique Lucas Verhaegen, l’un des policiers fédéraux membres de la cellule belge. "C’est six mois maximum. En Belgique, on ne fait pas la différence entre voler une œuvre d’art ou un GSM. L’important est l’acte de voler, pas l’objet du vol."
Des refuges à l’étranger
A Abou Dhabi, le 3 décembre, une quarantaine de pays ont adopté la création d’un fonds de 100 millions de dollars et d’un réseau international de refuges pour abriter le patrimoine culturel en péril lors de conflits.
Poussée par le président Hollande, l’idée n’est pas neuve. Durant la Seconde Guerre mondiale, les trésors du musée du Prado de Madrid ont été préservés à Genève. Des pièces archéologiques venant de la bande de Gaza, prêtées par l’Autorité palestinienne et le collectionneur Jawdat Khoudary, se trouvent également en dépôt au Musée d’Art et d’Histoire de Genève. Elles y sont bloquées depuis 2007, quand le Hamas a pris le contrôle de Gaza.
Une telle opération n’est pas imaginable dans le cas de la Syrie car Damas refuse que son patrimoine soit placé dans un "refuge" à l’étranger. De très nombreuses pièces sont dès lors entreposées au musée des Antiquités de Damas.