"Le calvinisme a laissé aux Néerlandais le goût du franc-parler, de l’individualisme et de la transparence"
Le philosophe néerlandais Luuk van Middelaar analyse l’influence de la culture calviniste sur la société et la politique aux Pays-Bas.
Publié le 10-03-2017 à 14h42
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Philosophe politique néerlandais, Luuk van Middelaar est titulaire de la Chaire Valeurs européennes à l’Université catholique de Louvain (UCL). Conseiller d’Herman Van Rompuy lorsqu’il présidait le Conseil européen, il est aussi l’auteur du livre “Le Passage à l’Europe” (Gallimard). Nous l’avons interrogé sur l’influence de la culture calviniste aux Pays-Bas.
Que reste-t-il de cette influence sur la société néerlandaise ?
Le calvinisme, qui s’est implanté il y a cinq siècles, a permis aux Pays-Bas d’exister en tant qu’État à la suite d’une révolte contre les Espagnols et catholiques. Cela nous a sans doute laissé le goût de l’individualisme et de la transparence. L’église catholique est médiatrice, elle n’établit pas de rapport direct entre le fidèle et Dieu, ce rapport est établi par les prêtres. Il y a toujours un écart entre la parole et la foi, qu’on peut légitimement apprécier comme faisant partie de la culture, du discours. Mais on peut aussi y voir de l’hypocrisie, puisqu’il existe une différence entre ce qu’on dit et ce qu’on croit. Le rapport au franc-parler est pour moi l’héritage de la révolution calviniste. On n’hésite pas à dire ce qu’on pense frontalement, de façon parfois impolie et très peu diplomatique mais, pour les Néerlandais, on se trouve alors dans la vérité. Il s’agit d’une qualité, alors que, pour un Belge, cela relèverait souvent de l’effronterie.
Vous évoquiez aussi la transparence…
Il ne peut pas y avoir d’opacité, de huis clos dans la prise de décision, il faut savoir ce qui se passe, qui parle avec qui, ce qui a été décidé. On voit aussi cette transparence dans l’architecture des églises protestantes par exemple. L’iconoclasme a beaucoup sévi, dès le XVIe siècle, en Flandre puis plus au nord. Il en reste toujours un goût pour le modernisme. On retrouve cet héritage dans la peinture et l’architecture avec Piet Mondrian et Gerrit Rietveld, très éloignés du surréalisme belge. Cela relève du même désir d’avoir un rapport direct à la forme, sans détour, en croyant justement que cela établit un rapport à la vérité, à la beauté. Ce sont des choses dont les gens ne se rendent pas forcément compte. Il faut se placer à l’extérieur, à la fois dans l’espace (en vivant à l’étranger, comme moi) ou dans le temps (en faisant l’historien) pour voir qu’il y a des caractéristiques qui puisent leur origine dans la religion protestante.
De quelle manière cet héritage influence-t-il la manière de faire de la politique ?
À la suite de l’élimination de l’église en tant que pouvoir médiateur, se sont développés l’individualisme et l’amour pour la démocratie. La voix du peuple doit pouvoir être entendue directement. On le ressent particulièrement aujourd’hui : une conception de la démocratie directe gagne du terrain avec les référendums. Nous en avons eus à deux reprises, sur un sujet européen à chaque fois : le traité constitutionnel et l’accord d’association avec l’Ukraine (qui se sont tous les deux soldés par la victoire du “non”, NdlR). La démocratie est considérée comme système de gouvernement mais aussi comme un levier pour faire entendre la voix du peuple. On retrouve dans ces manières de voir la tension actuelle entre partis populistes et partis plus gouvernementaux.
Le phénomène est relativement récent…
Oui, il a existé un autre système entre-temps, au XXe siècle, qu’on appelait “de verzuiling”, une stratification verticale des gens en piliers, comme il en existait en Belgique : les catholiques, les protestants, les libéraux, les socialistes avaient leurs partis, leurs journaux, leurs syndicats, leurs organisations, etc. On était alors dans un modèle plus tourné vers une vision de la démocratie comme façon de gouverner. Cela n’existe plus, on est dans la modernisation, l’individualisme, une culture médiatique uniformisante.
Comment la politique de tolérance a-t-elle pris dans le terreau du protestantisme ?
Un premier chemin passe par la laïcisation de l’individualisme protestant. L’individualisme peut alors se traduire par le respect des convictions individuelles de chacun, en son for intérieur. Une fois qu’on n’a plus la prétention de vérité, le principe du respect de la conviction de chacun peut amener à la tolérance. Un deuxième chemin passe par le pragmatisme. Il y a toujours eu beaucoup de catholiques, même après la révolution protestante. Des juifs aussi sont venus. Les protestants ont très vite laissé aux catholiques le droit de se réunir en secret dans les églises cachées, les schuilkerken. De manière très pragmatique, il y avait un intérêt commerçant.
"Avec la crise grecque, on a retrouvé presque les mêmes débats que pendant les guerres de religion"

Comment le positionnement européen des Pays-Bas a-t-il été influencé par sa culture calviniste ?
Aux origines de la Communauté européenne, on se méfiait de ce qu’on voyait comme l’Europe du Vatican. Nous étions six pays fondateurs dont quatre très catholiques (l’Italie, la France, la Belgique et le Luxembourg). L’Allemagne était mixte, mais le chancelier Adenauer était un catholique rhénan. Les Néerlandais ont hésité à joindre ce club, notamment parce que des membres du gouvernement ne voulaient pas se trouver seuls parmi des catholiques. Cela a joué aussi en Suède et au Royaume-Uni d’ailleurs. En plus, par la suite, c’est à Rome, le centre du catholicisme et de la papauté, qu’on a signé le traité créant la Communauté économique européenne.
Heureusement, les Néerlandais, grands commerçants, savent aussi se montrer pragmatiques !
Oui, les Néerlandais se sont accommodés. Ils étaient les seuls vraiment contents à l’idée d’avoir un grand marché. Ils n’avaient jamais été très enthousiastes à l’idée d’avoir une politique européenne avec un P majuscule.
Pourquoi alors ont-ils proposé une union politique dans le cadre du traité de Maastricht, qui a été balayée par tous, sauf les Belges ?
Il y a une tension au sein de la pensée européenne hollandaise. Ou une hypocrisie protestante – cela peut exister aussi, bien sûr ! Pour les Néerlandais, l’Europe était avant tout l’Europe des traités, des règles et du marché. Les institutions étaient vécues comme une protection contre la loi du plus fort, la France et l’Allemagne – et avant tout la France qui était le pays le plus puissant et que les Néerlandais ne comprennent pas. Il y a comme une méfiance presque instinctive, il y a sans doute quelque chose du protestant face au catholique.
La posture néerlandaise, rigide, dans le cadre de la crise grecque peut-elle s’expliquer par son héritage calviniste ?
Les Néerlandais insistaient sur le respect des règles et de la loi plutôt que la solidarité. Dans la bataille politique entre la France et l’Allemagne – mais vous pouvez mettre les Pays-Bas à la place de l’Allemagne et la Belgique à la place de la France aussi -, deux conceptions de la vie politique se sont affrontées. On retrouve presque les mêmes débats que pendant les guerres de religion. Côté protestant, on parle de la vérité, de la loi, on accuse les autres d’hypocrisie. Le discours catholique est plus centré sur l’amour et cela se traduit aujourd’hui par la solidarité. Le catholicisme laisse aussi une plus grande marge discrétionnaire à l’application d’une règle, puisque l’église médiatrice conserve son pouvoir discrétionnaire. Elle peut dire que nous sommes dans une situation exceptionnelle, qu’il existe des circonstances atténuantes. Ce qui est frappant, c’est que les deux parties se sentent dans leur bon droit, sauf qu’elles ont un autre système de pensée, une autre valeur suprême. Ce sont deux modes de fonctionnement, deux rapports à la loi qui imprègnent le débat européen contemporain. Et clairement, les Néerlandais sont du côté protestant. Emmanuel Macron, lorsqu’il était ministre de l’Économie, avait dit un jour qu’il était temps d’arrêter la guerre de religion.
Comment réconcilier le rêve atlantique avec la réalité européenne ?
Il existe un grand écart entre l’image de soi du pays et la réalité géographique, politique et monétaire. Comme d’autres, les Néerlandais ont perdu un empire. Ils avaient tiré d’énormes richesses de l’immense pays qu’est l’Indonésie par exemple. Cette période a pris fin après la Seconde Guerre mondiale. Or, le pays s’est, pendant des siècles, conçu comme une puissance maritime qui réfléchissait en termes d’océan. L’eau était l’élément qui liait les Indes orientales et occidentales. Les Néerlandais se sont retrouvés tout à coup dans un petit pays sur le continent européen, coupé de ses anciens territoires. Ils ont alors participé à la construction européenne pour avoir accès au marché de l’Allemagne. Mais c’est comme s’ils n’avaient toujours pas fait le revirement mental. Ils ont gardé l’image d’ouverture vers la mer en oubliant que, depuis la décolonisation, ils sont amarrés à l’économie allemande.
Il reste cet attrait pour le Royaume-Uni et les États-Unis, et une méfiance vis-à-vis des puissances continentales, la France et l’Allemagne. Le libéralisme plus fort dans ces (deux premiers) pays convient aux Néerlandais. Mark Rutte est atlantiste dans sa culture politique, il connaît beaucoup mieux l’histoire américaine et britannique que française et allemande. Bien sûr, ce sont des modèles inspirants. Mais c’est avec les Allemands et les Français que nous sommes embarqués depuis 60 ans !

Comment les Néerlandais vivent-ils dès lors le Brexit ?
Avec l’Irlande, et un peu le Danemark, c’est le pays où c’est le plus douloureux et difficile pour le gouvernement à gérer. Il y a d’abord la perte d’un marché et d’un allié politique qui partage une même vision économique. Nous avons souvent cherché un appui au 10 Downing Street, Ruud Lubbers avec Margaret Thatcher et Mark Rutte avec David Cameron, tout comme Charles Michel fréquente François Hollande. Le Brexit entraîne aussi la perte d’un contre-pouvoir géopolitique face à la France et l’Allemagne. Ce sont les Néerlandais et les Belges qui s’étaient battus pour que les Britanniques puissent adhérer à la Communauté.
Pensez-vous que le Nexit, une sortie de l'Union européenne que certains partis réclament aux Pays-Bas, soit un scénario crédible ?
On disait, dans les années 70-80, qu’on avait une souveraineté monétaire de 15 secondes, le temps entre le changement de taux d’intérêt à Francfort et la même décision à Amsterdam ! Des partis politiques, le PVV de Geert Wilders mais aussi des nouveaux venus sur le marché, entretiennent l’idée qu’on va pouvoir retrouver notre souveraineté nationale. C’est une blague.
Le pragmatisme rattrapera donc les Néerlandais…
Il existe une tension entre l’intérêt économique très fort d’offrir aux Britanniques un accord correct d’une part et, d’autre part, la nécessité de rester ferme pour éviter le chantage intérieur des populistes. Tous les gouvernements européens le sentent dans une certaine mesure. C’est aussi vrai pour la France. Quand on a, d’une part, des rapports économiques très étroits, donc une perte économique substantielle en perspective, et, d’autre part, un risque politique, c’est très difficile à manier. C’est un vrai dilemme que personne n’a vraiment résolu et qui va demander une certaine fermeté. Il vaut mieux payer le prix économique et ne pas se retrouver sans Union européenne. Mais les Néerlandais ne se jetteront jamais dans les bras d’un État fédéral européen.