L’Europe centrale se voit déjà reliée à la Chine
- Publié le 01-06-2017 à 18h52
- Mis à jour le 01-06-2017 à 18h54
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/GMBYLNE4IJEY3I5OXSOLDK3BVY.jpg)
D’après un ancien diplomate polonais, les Chinois voyaient autrefois son pays comme "une petite Russie pauvre" . C’était avant le lancement de la nouvelle route de la soie. Avant que ce projet, qui vise à ressusciter l’antique réseau de voies commerciales qui permettait jadis à la Chine de commercer avec l’Europe, donne un coup de projecteur inédit sur une région du globe souvent oubliée. Le président chinois Xi Jinping s’est rendu l’an dernier à deux reprises en Europe centrale : en République tchèque en mars, puis en Serbie et en Pologne en juin.
Une chose est sûre, selon Agatha Kratz, spécialiste de la Chine au Conseil européen des relations internationales, qui rentre d’un périple de trois mois pour tenter de comprendre l’impact en Europe centrale du projet baptisé "One Belt, One Road", "certains pays sont très intéressés par la nouvelle route de la soie". Ainsi la Serbie, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Macédoine, tous non-membres de l’Union européenne, s’avèrent particulièrement enthousiastes, selon elle. "Ils ont vraiment besoin des investissements chinois, pour enfin construire les infrastructures qui leur manquent."
Le "projet du siècle"
Mais vu l’empressement des premiers ministres hongrois, serbe et polonais ainsi que du président tchèque, qui jouaient des coudes à Pékin devant le président Xi Jinping lors d’un sommet consacré au projet mi-mai, la nouvelle route de la soie séduit aussi les pays d’Europe centrale et orientale membres de l’Union.
Le ministre slovaque de l’Economie, Peter Ziga, parle même du "projet du siècle". "Il représente en effet une chance pour la région", analyse Dragan Pavlicevic, conférencier en études chinoises à l’université Xi’an Jiaotong-Liverpool. "Elle va en tirer d’importants bénéfices économiques - grâce aux investissements et à l’accès au marché chinois - mais aussi politiques, en se servant de l’importance croissante qu’elle prend aux yeux de la Chine comme d’un levier auprès de l’Union européenne."
C’est aussi l’occasion d’un repositionnement historique et d’une visibilité accrue : l’Europe centrale serait au centre du continent eurasien. "Pour un pays comme le Monténégro, ne serait-ce que 20 minutes de conversation avec Pékin chaque année, c’est important !", souligne Agatha Kratz.
De gigantesques opportunités
Sur le plan économique, les opportunités s’annoncent gigantesques : la Chine a promis d’injecter une première enveloppe de 10 milliards d’euros dans la région et de financer la construction d’autoroutes, de ports, de parcs industriels, de centrales électriques, de réseaux de fibre optique et même d’un canal Danube-Oder-Elbe.
La Pologne se voit déjà exporter en Chine en un temps record ses pommes, alcools, confiseries, produits laitiers et vêtements. La République tchèque pourrait importer les produits high-tech made in China dont ses consommateurs rêvent et accueillir des hordes de touristes asiatiques. Depuis l’été 2016, des vols directs relient d’ailleurs Prague à trois mégalopoles chinoises. La Slovaquie compte même en profiter pour "revitaliser l’est du pays", dixit le ministre des Finances Peter Kazimir, de retour d’un voyage à Chongqing.
Dès lors, rien n’est trop beau pour séduire la Chine : le président tchèque Milos Zeman s’est choisi, fin 2015, comme conseiller économique un mystérieux magnat du pétrole, Ye Jianming, réputé proche du président Xi Jinping (lire ci-contre). Il l’a laissé racheter sans mot dire, en l’espace d’une folle semaine de shopping, le club de football star du pays, une maison d’édition, l’un des plus anciens fabricants de bière tchèque, quelques bâtiments historiques de style Renaissance et même une banque. En Hongrie comme en Pologne, les critiques envers la Chine sont désormais priés de se taire.
Le sauveur de la région ?
Mais gare à la désillusion, prévient Richard Turcsanyi, de l’Institut slovaque d’études asiatiques. "Certains pays d’Europe centrale ont tendance à avoir des attentes irréalistes et démesurées envers le projet chinois. La Chine est parfois présentée comme le sauveur de la région, un marché alternatif à l’Europe pour les exportations et la source d’une nouvelle vague d’investissements." A tort, selon lui. Dragan Pavlicevic pense d’ailleurs que "ce projet ne métamorphosera pas la région". Dans plusieurs pays, notamment la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, on a aussi des doutes. "Les Chinois respecteront-ils la législation européenne ? Veilleront-ils aux intérêts de la région ? L’argent viendra-t-il jamais ? Il y a d’un côté de l’espoir; de l’autre, des inquiétudes", estime-t-il.
Ainsi certains s’estiment-ils même déjà floués. Loin de financer la nouvelle ligne de chemin de fer Belgrade-Budapest à coups de milliards, la Chine se contente en réalité de prêter de l’argent, que les deux pays devront lui rembourser, avec les intérêts, quand le TGV sera opérationnel.
Des risques
Et le projet, aussi séduisant soit-il, n’est pas exempt de risques, financiers notamment. La Chine a par exemple accordé au Monténégro un prêt de 687 millions d’euros pour construire une autoroute vers la Serbie. Soit 19,6 % de son PIB ! "Or, selon le FMI et la Banque mondiale, accepter un tel prêt pourrait fortement fragiliser la situation financière du pays", souligne Agatha Kratz. Ce n’est pas tout. "De manière concrète et immédiate, je redoute le développement de grands projets d’infrastructure et de construction potentiellement non viables, faute de réflexion préalable approfondie, d’études de faisabilité, de transparence et de respect des règles européennes", analyse Richard Turcsanyi.
Il n’est pas le seul à entrevoir un tel risque. A Bruxelles, nombreux sont les spécialistes à voir d’un mauvais œil le débarquement des Chinois à leurs portes.
Ye Jianming, le magnat chinois qui conseille le président tchèque
Lorsqu’il a des dîners d’affaires, il envoie ses collaborateurs. Lui préfère rester à la maison pour relire Confucius. C’est du moins ce que Ye Jianming, 39 ans, déclare au magazine américain "Fortune", à qui il a donné sa seule interview en quinze ans. Ce jeune as des affaires, à la tête du conglomérat énergétique CEFC basé à Shanghai, intrigue à plus d’un titre.
Pourquoi donc le président de la République tchèque, Milos Zeman, en a-t-il fait son conseiller aux affaires économiques, diplomatiques et financières en octobre 2015 ?
Pour le savoir, il faut se tourner vers sa province natale du Fujian. D’après Andrew Chubb, chercheur australien spécialiste de la Chine, Ye serait un proche du président chinois Xi Jinping, depuis l’époque où Xi dirigeait cette province. En 2013, l’année suivant la prise de pouvoir de Xi, la compagnie de Ye a vu son chiffre d’affaires augmenter soudainement de 148 %.
Connecté à Pékin
Pour Richard Turcsanyi, de l’Institut slovaque d’études asiatiques, "il est en effet possible que la CEFC soit connectée à l’Etat chinois". Le président tchèque aurait donc embauché à ses côtés un baron du pétrole en lien direct avec Pékin. Un mystérieux tycoon qui fuit la publicité, qui ne serait autre que la 229e fortune mondiale et l’un des plus gros investisseurs privés en République tchèque (près d’un milliard d’euros investis en une semaine en 2015 !).
Son entreprise, fondée quand il avait 20 ans, possède notamment plusieurs milliers de stations-essence en Europe et emploie 30 000 personnes. Mais, d’après Ye, le business de l’énergie n’est qu’un début. Sa véritable stratégie s’articule autour du projet de nouvelle route de la soie porté par son pays. "Nous ne sommes pas là pour nous emparer du marché et de ses ressources. Au contraire, nous voulons nouer des amitiés, créer des bénéfices mutuels et un développement conjoint", prend-il soin de préciser. Selon le site Internet de CEFC, "les relations sino-tchèques entrent dans une période en or, sans précédent dans l’histoire". La République tchèque est actuellement le deuxième partenaire commercial de la Chine parmi les seize pays de l’Europe centrale et orientale. Grâce à qui ?