Le code de conduite des ONG, symptôme du désarroi européen
Publié le 18-07-2017 à 10h07 - Mis à jour le 18-07-2017 à 10h09
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Face à l’intensification du flux migratoire, l’Italie exige plus de solidarité européenne. Elle doit présenter cette semaine un code de conduite des ONG opérant en Méditerranée. L’Union mise beaucoup sur sa collaboration avec la Libye, un pays en proie au chaos.Loin des yeux, loin du cœur." C’est avec ces mots que Marco Bertotto, de Médecins sans frontières, a résumé mercredi dernier la volonté de l’Union européenne d’arrêter "coûte que coûte" les arrivées de migrants sur ses côtes et de confiner la gestion de la migration hors de ses territoires, là où cette crise risque moins de faire voler en éclats le semblant d’harmonie qui s’est installé entre les Etats membres. La situation en Méditerranée, et notamment les opérations de secours en mer, faisait l’objet d’un débat organisé au Parlement européen, dans la foulée du signal d’alarme lancé par l’Italie face à l’intensification du flux migratoire et à la volonté de Rome d’imposer un code de conduite aux ONG opérant en Méditerranée.
Ce dernier point a d’ailleurs été au cœur des discussions, tant les organisations et plusieurs observateurs s’indignent de voir qu’il figure parmi les priorités de l’Union pour faire face à la crise migratoire. Ce code de conduite, en onze points, devrait être dévoilé cette semaine et ceux qui refuseront de l’appliquer pourraient se voir interdire l’accès aux côtes de la péninsule. A l’heure où l’Europe tente de limiter les arrivées de migrants depuis la Libye dans les ports italiens - à défaut de convaincre les autres Etats membres d’ouvrir les leurs -, les organisations procédant à des opérations de recherche et de sauvetage (SAR) ont comme l’impression de "déranger" et craignent de voir leur marge de manœuvre réduite.
Interdiction de s’aventurer dans les eaux libyennes
L’ébauche du "code de conduite" italien qui a fuité dans la presse récemment leur interdit de s’aventurer dans les eaux territoriales libyennes, alors que Tripoli est loin d’être capable de définir une zone de recherche et de sauvetage en mer, malgré les millions d’euros injectés par l’Union dans la formation de plus de 100 garde-côtes libyens. "La plupart des opérations SAR se réalisent très près, de 20 à 30 milles nautiques, des côtes libyennes", a observé Fabrice Leggeri, directeur de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières. "Cela s’explique par le fait que les bateaux des trafiquants ne prévoient pas de nourriture, d’eau, de combustible suffisants pour atteindre les côtes européennes. Ils se contentent parfois de remorquer les embarcations hors des eaux territoriales, retirent le moteur et laissent le bateau dériver." D’aucuns craignent alors de voir les eaux libyennes se transformer en un vaste cercueil pour les migrants.
Ne pas communiquer avec les bateaux
Le code de conduite prévoit également d’interdire aux ONG de communiquer par téléphone ou à travers des signaux lumineux avec les bateaux de migrants. "Ceci rend impossible les opérations de recherche. Et l’utilisation des signaux lumineux est prévue dans les règlements maritimes", s’est indignée l’eurodéputée italienne Barbara Spinelli, du groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE).
Une autre règle fait débat : l’obligation pour les navires humanitaires d’assumer le transport des migrants du lieu de sauvetage jusqu’aux côtes italiennes, sans les transposer sur un autre navire. Une tentative, pour certains, de limiter la zone d’opération des plus petits bateaux.
"Le code de conduite proposé pour les ONG qui sauvent des vies en Méditerranée pourrait mettre des milliers de vies en danger", a réagi Iverna McGowan, directrice du bureau européen d’Amnesty International. La Commission européenne annonçait la semaine dernière que ce code devrait être élaboré par l’Italie, en collaboration avec les ONG et avec la bénédiction de l’Union. "Je n’ai personnellement aucun doute que les ONG agissent dans un objectif humanitaire. Mais il faut empêcher que cela crée des problèmes en mer", a précisé le premier vice-président de la Commission Frans Timmermans.
Sauf "qu’aucune organisation n’a été consultée, à notre connaissance", nous confie Mélanie Glodkiewicz, de Human Rights at Sea. Une réunion entre les ONG et les autorités maritimes italiennes (MRCC) qui devait avoir lieu jeudi a été annulée, officiellement à cause de "l’augmentation imprévisible des activités opérationnelles", mais certaines sources évoquent des pressions du ministère italien de l’Intérieur.
Aux yeux de M. Bertotto, cette proposition s’inscrit dans "une campagne pour délégitimer les ONG engagées en Méditerranée". En décembre 2016, un article du "Financial Times" dévoilait un document dans lequel Frontex suspectait les navires humanitaires de collusion avec les trafiquants d’êtres humains. Quelques mois plus tard, un procureur italien ressassait cette même accusation, affirmant avoir "des preuves" en ce sens. Le code de conduite italien exige d’ailleurs la transparence sur le financement de ces ONG, de quoi sous-entendre que ce principe n’est pas respecté actuellement.
Les navires humanitaires, des facteurs d’attraction ?
Entre-temps, l’intensification du flux migratoire à destination de l’Europe a fait renaître le débat, vieux comme la crise migratoire, au sujet des "facteurs d’attraction". Dimanche, le secrétaire d’Etat belge à l’Asile, Theo Francken (N-VA), a affirmé que la mission de la frégate "Louise-Marie" de la marine belge, qui participe à l’opération européenne Sophia de lutte contre les trafics d’êtres humains en Méditerranée et qui a secouru 118 personnes en juin, devrait être annulée afin de ne pas créer "un appel d’air" pour les "migrants illégaux".
Quant aux navires humanitaires, M. Timmermans a laissé entendre que leur présence en mer pourrait être un "pull factor", encourageant les gens à risquer leurs vies avec l’espoir d’être rapidement secourus. Or, a indiqué M. Bertotto, "aucune personne ne dit qu’elle a quitté son pays parce qu’elle était sûre d’être sauvée. Certains migrants avaient inscrit sur leur gilet de sauvetage un nom et numéro de téléphone à appeler s’ils décèdent pendant leur traversée."
Collaborer avec Tripoli à tout prix
Le responsable de MSF regrette de voir que "les ONG sont perçues comme un problème et que personne ne se penche sur les conséquences humanitaires de la fermeture des frontières et des accords avec les autorités libyennes". Une majorité des personnes qui arrivent en Italie sont des migrants économiques - 22 % viennent du Niger, d’autres du Pakistan, du Bangladesh, de la Côte-d’Ivoire… - et ont peu de chances d’obtenir le statut de réfugié. Or, les Etats membres peinent à mener avec diligence le processus de retour vers leur pays d’origine des migrants ne pouvant prétendre à recevoir l’asile, tandis que des canaux légaux de migration vers l’Europe restent quasi inexistants. L’UE met donc les bouchées doubles pour renforcer sa collaboration avec Tripoli afin de limiter les départs vers ses côtes.
Les ministres européens des Affaires étrangères ont adopté ce lundi de nouvelles règles pour empêcher l’exportation vers la Libye des canots gonflables et des moteurs hors-bord, qui peuvent être utilisés pour tenter la traversée de la Méditerranée. Ils ont également prolongé le mandat de la mission européenne Eubam, qui assiste les autorités libyennes dans le contrôle de leur frontière sud.
Mais l’idée de débourser des millions d’euros pour contenir des personnes en Libye, où règne le chaos, fait polémique. Et cela s’avère pour l’instant peu efficace. La Libye est incapable de contrôler les 4 000 km de frontière qui la séparent d’autres Etats africains et encore moins ses côtes de 2 000 km. Plus de 3 500 migrants ont été secourus ces derniers jours en Méditerranée, venant s’ajouter aux 85 000 déjà débarqués sur les côtes italiennes cette année.
Dans ce pays déchiré entre deux gouvernements, "l’inflation a atteint 36 %, plus 350 000 personnes sont déplacées, 297 000 enfants n’ont plus accès à l’éducation", a constaté Salem Al-Gamody, de l’ONG Staco, lors d’une conférence sur la situation en Libye organisée au Parlement européen. Les victimes de cette crise humanitaire - tant des Libyens que des migrants qui transitent par le pays - "sont des personnes mortes qui sont toujours en vie", a regretté Musbah Doma Awhida, un parlementaire de la ville de Sebha.
"Des conditions épouvantables"
Dans un tel contexte, "les personnes prises au piège en Libye sont exposées à des violations des droits humains - homicide, torture, viol, enlèvement, travail forcé et détention illimitée et arbitraire", constate Amnesty. "Ils sont peut-être des migrants économiques quand ils quittent leur pays, mais une fois qu’ils quittent la Libye, ils deviennent des réfugiés", a donc conclu l’eurodéputée néerlandaise Sophie in ‘t Veld, de l’Alliance des libéraux et démocrates. Federica Mogherini, la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, a elle-même reconnu ce lundi que, dans les camps libyens "les conditions de vie épouvantables semblent être la règle […] C’est la logique de la détention qui doit être brisée". Et d’ajouter que "ce que fait l’Union européenne est fait pour aider les migrants", en cherchant à "améliorer leurs conditions d’accueil et de vie" en Libye et en favorisant les retours volontaires.
A voir les Vingt-huit miser énormément sur leur coopération avec Tripoli, d’aucuns suspectent l’UE de vouloir calquer sur la Libye l’accord passé avec Ankara en 2015 pour endiguer le flux migratoire en direction de la Grèce, via la mer Egée. Mais si les Etats membres ont pu fermer les yeux sur les dérives autoritaires à l’œuvre en Turquie afin de la qualifier de "pays tiers sûr" et donc d’y renvoyer migrants et réfugiés, il sera difficile - c’est un euphémisme - de nier l’instabilité qui règne en Libye.
L’accord UE-Turquie a un impact psychologique
De plus, le supposé succès du pacte avec Ankara est loin de faire l’unanimité. Un rapport de Human Rights Watch étudiant les conséquences de cet accord pour les migrants souligne que "l’impact psychologique des années de conflit, exacerbé par les conditions difficiles sur les îles grecques et l’incertitude causée par des politiques inhumaines, n’est peut-être pas aussi visible que les blessures physiques, mais ne met pas moins leur vie en danger". Des milliers de réfugiés et migrants sont bloqués dans des "hotspots" surpeuplés en attendant une réponse à leur demande d’asile, pendant que les arrivées sur les îles grecques continuent et les conditions dans les camps se détériorent. Pendant ce temps, les relations avec la Turquie, qui multiplie les provocations à l’égard des Etats européens, se dégradent, faisant surgir le risque que cet accord soit rompu.
De quoi laisser penser que, plutôt que déléguer la gestion de la migration à des partenaires imprévisibles et les opérations de sauvetage à des ONG, l’Union européenne devra, un jour ou l’autre, prendre à bras-le-corps la crise de l’asile et s’atteler à définir, une bonne fois pour toutes, une politique migratoire commune.