La Chine étend son influence sur le Pakistan à coups de milliards
Publié le 27-07-2017 à 18h50 - Mis à jour le 27-07-2017 à 18h51
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VLS7FGPV4NA2JATU4KBCPW7TDE.jpg)
Pékin dépense 55 milliards de dollars pour édifier un corridor énergétique et routier à travers le Pakistan. Le projet s’inscrit dans le programme chinois "One Belt, One Road" visant à ressusciter les routes de la soie. Reportage.Le ruban d’asphalte s’étire au milieu des dunes et des collines ensablées, parsemées d’herbes et d’arbustes. La future route réduira de sept à quatre heures le trajet entre la capitale Islamabad et la ville de Thakot, à 260 km au nord. Ce tronçon constituera la première étape de l’autoroute du Karakoram, qui relie le nord du Pakistan à Kashgar, dans la province du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine. La "Karakoram Highway" culmine à plus de 4 700 mètres d’altitude et voit défiler les poids lourds en provenance de Chine vers le sud-ouest, en direction de la mer d’Arabie, dernière étape avant le golfe Persique. En service depuis 1982, cet axe doit maintenant être élargi et complété de ses chaînons manquants. Le projet s’inscrit dans le programme chinois "One Belt, One Road" visant à ressusciter les routes de la soie.
Fayyaz Ahmed, l’ingénieur de l’Autorité des autoroutes, pose un regard fier sur son ouvrage. "Le premier maillon de 57 km sera terminé en décembre", explique-t-il, en regardant ses ouvriers couler la barrière de séparation en béton sous un soleil de plomb. Les travaux ont commencé fin 2014 et seront achevés en 2020.
Désenclaver l’ouest de la Chine
Ce chantier est l’un des trente-deux projets lancés par la Chine au Pakistan depuis 2014. Pékin y déploie un "plan Marshall" de 55 milliards de dollars pour construire des autoroutes, des voies de chemin de fer, des centrales thermiques et solaires, des champs d’éoliennes, un aéroport et un port en eaux profondes à Gwadar, à quelques encablures du détroit d’Ormuz. Nom officiel : China-Pakistan Economic Corridor (CPEC).
Pour la Chine, il s’agit de désenclaver ses provinces de l’ouest en les connectant à l’Afrique et au Moyen-Orient via le Pakistan. Mais aussi de redresser l’économie de cette nation de 200 millions d’habitants pour lui donner les moyens de contrebalancer le rival indien, comme le souligne le chercheur Andrew Small dans son ouvrage "The China Pakistan Axis" paru en 2015.
Attirer les investisseurs
Pour l’élite politique et militaire du Pakistan, le plan Marshall version chinoise est une bénédiction. Longtemps meurtri par les attentats des talibans et désormais par les frappes de Daech, ce pays d’Asie du Sud est boudé par les investisseurs occidentaux depuis plus de dix ans. Les grands travaux que réalisent les groupes chinois offrent l’occasion de redresser l’économie, voire de séduire les multinationales occidentales. "Le CPEC change la donne", assure le ministre de la planification, Ahsan Iqbal. "L’activité repart. Nous avons une classe moyenne de 70 millions de consommateurs et le CPEC a déjà créé 300 000 emplois au moins. Ce n’est qu’un début. Je suis convaincu que d’ici à trois ans, les groupes chinois délocaliseront une partie de leurs activités industrielles chez nous car notre main-d’œuvre coûte moins cher. Dans huit à dix ans, notre taux de croissance pourrait atteindre 7 à 8 %." La croissance, au plus haut depuis huit ans, a accéléré à 4,7 % sur l’année 2015-2016. Elle devrait grimper à 5 % cette année. Les projets liés au CPEC ajouteront entre 3 et 13 milliards de dollars de PIB par an d’ici à 2024, selon le FMI. Les coupures de courant, qui culminaient jusqu’à douze heures par jour il y a cinq ans, ont chuté à trois ou quatre heures à Islamabad.
Cependant, le CPEC reste un pari. Les travaux sont financés par les entreprises chinoises qui, dans le secteur de l’énergie, bénéficieront d’un retour sur investissement de 17 à 20 %. La construction des routes et des lignes ferroviaires est couverte par des emprunts faits à la Chine d’un montant de 11 milliards de dollars. "Les taux des prêts souscrits ne s’élèvent qu’à 1 ou 2 % et s’étalent sur 35 à 40 ans", affirme Ahsan Iqbal. Du coup, d’ici à deux ans, les remboursements et les sorties de capitaux vont s’accélérer pour culminer entre 3,5 et 4,5 milliards de dollars par an en 2024-2025, d’après le FMI. Pour rembourser, le Pakistan doit attirer les investisseurs et doper ses exportations. "Entasser des autoroutes ne sert à rien si le trafic ne suit pas", prévient Asim Amin, directeur général de l’Autorité nationale des autoroutes. "Nous sommes en train de poser les artères et les veines de notre économie. Encore faut-il qu’il y ait du sang."
Entre désorganisation et enthousiasme
Le succès reposera sur les zones économiques spéciales que la Chine et le Pakistan veulent édifier. Un rapport de la Banque chinoise de développement révélé en mai par le quotidien pakistanais "Dawn", met en lumière les ambitions des deux pays. Les auteurs préconisent d’ouvrir des zones industrielles spécialisées dans l’extraction et le traitement des richesses minières, ainsi que dans le textile, l’électroménager, la pétrochimie, la sidérurgie, l’automobile, etc. Problème : les autorités pakistanaises tardent à mettre en place l’environnement réglementaire pour encadrer ces zones. "Le bureau de promotion des investissements dit vouloir s’en occuper, mais nous n’avons toujours rien vu. Et le CPEC laisse de côté l’éducation primaire et la santé alors que ces secteurs sont les piliers du développement", déplore un fonctionnaire.
Cette relative désorganisation tranche avec le dynamisme du pouvoir chinois. L’ambassade à Islamabad passe en revue les entreprises chinoises de BTP qui veulent remporter des contrats. Objectif : sélectionner les plus expérimentées.
Sur l’autoroute entre Islamabad et Thakot, l’ingénieur qui dirige les travaux de deux portions, Chin Yon Gian, travaille pour l’entreprise publique Gezhouba Group. Cet homme au physique passe-partout confie avoir œuvré en Ethiopie, au Brésil, au Népal, en Iran… Les chantiers routiers et ferroviaires sont supervisés par des maîtres d’œuvre chinois qui font venir leurs machines et leurs ouvriers qualifiés. Sur les quelque 17 000 salariés, entre 6 000 et 7 000 sont chinois. Pékin prend toutes les précautions pour que les délais soient tenus. Encore faut-il que les attaques des talibans et de Daech ne fassent pas tout capoter. Alors Pékin s’en remet aux militaires pakistanais.
Le défi de la sécurité
Assis dans son fauteuil en cuir noir du quartier général à Rawalpindi, Asif Ghafoor, le porte-parole de l’armée, sait que le corridor économique est fragile. "Pour paralyser le projet, il suffit d’attaquer les Chinois", assène le militaire. Un scénario d’autant plus crédible qu’ils sont entre 20 000 et 30 000 à vivre au Pakistan. On les croise sur les marchés d’Islamabad, dans les grands hôtels de Lahore et de Karachi… Dans la capitale, pas une semaine ne passe sans qu’une conférence ne soit organisée durant laquelle officiels et chercheurs chinois dissertent sur le CPEC. Pour assurer leur protection, l’armée a levé une force de 10 000 hommes. La Marine a formé une unité spéciale, la Task Force 88, pour protéger le port de Gwadar dont la gestion dépend de la China Overseas Ports Holding Company.
L’implication de l’armée ne s’arrête pas à la sécurité. Les Chinois et l’Autorité des autoroutes se reposent sur la Frontier Works Organization, un groupe de BTP fondé en 1966 et dirigé par des officiers du Génie qui a raflé au moins deux appels d’offres d’autoroutes, entre Karachi et Hyderabad au sud, et entre Islamabad et Dera Ismail Khan au nord. D’autres entreprises militaires, comme la société de BTP et de logistique NLC, profitent du corridor.
Une influence culturelle croissante
Le risque terroriste ne décourage en rien les Chinois. Désireux d’inscrire leur influence sur le long terme, ils multiplient les partenariats avec les universités afin de répandre l’apprentissage du mandarin via l’institut Confucius. Il est désormais possible d’apprendre la langue partout, y compris dans les régions reculées du Gilgit-Baltistan. A Islamabad, le Pakistan-China Institute propose des cours du soir depuis l’an dernier. "Quand nous avons fait une étude de marché, nous avons récolté près d’un millier de réponses positives", raconte Fahad Awan qui organise les sessions. "Nos élèves sont des cadres et des employés qui comprennent qu’avec le CPEC, les opportunités pour trouver du travail dans les groupes chinois se multiplient", explique-t-il pendant qu’une classe de vingt personnes, menée par une enseignante chinoise, répète inlassablement les mêmes phrases.
La montée en puissance de l’influence culturelle chinoise au Pakistan ne fait que commencer. Il y a déjà 18 000 étudiants pakistanais en Chine.