Où est passé al-Baghdadi, le leader de l’État islamique ? "Il doit être en situation de camouflage maximal"
- Publié le 17-01-2018 à 11h12
- Mis à jour le 17-01-2018 à 11h15
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Malgré la chute officielle de son califat, suite à la prise de Raqqa en octobre dernier, le chef du groupe terroriste reste introuvable, mais plusieurs agences de renseignements ont tout de même délimité une zone dans laquelle il pourrait se trouver.
Depuis trois ans, jour et nuit, un nombre impressionnant d'agents secrets du monde entier tente de retrouver la trace de « l'homme le plus recherché au monde », Abou Bakr al-Baghdadi, calife de l'auto-proclamé État islamique, qui échappe toujours à leur vigilance. Pour l'instant.
Mais al-Baghdadi n'est pas pour autant sans faille. Sur les 18 derniers mois, le leader du califat a été repéré dans trois zones différentes, malgré la protection impressionnante d'un réseau qui lui est totalement dévoué. Au printemps 2015, il est d'ailleurs sévèrement blessé à Shirkat, à 100 kms au sud de Mossoul en Irak, à la suite d'une frappe aérienne. Depuis, les témoins qui disent l'avoir vu décrivent un homme sérieusement blessé, exténué, crispé.
Le 3 novembre 2016, la position d'al-Baghdadi lui aura presque coûté son califat. Lors de l'avancée des forces kurdes et irakiennes sur Mossoul, le leader islamiste décide d'exhorter ses troupes à défendre coûte que coûte leurs territoires, via un message diffusé en direct sur une radio à Tal Afar, à quelques kilomètres à l'ouest de Mossoul.
Des agents secrets basés un peu plus au nord ont reconnu distinctement sa voix et ont compris qu'il s'agissait là d'une opportunité à ne pas laisser passer. Ces 45 secondes d'égarement ont permis au réseau d'espions, chargés de la traque de Baghdadi, de le « tracer » en temps réel. Mais le timing était trop court. L'entourage du leader islamiste avait rapidement compris que sa couverture était grillée, et son évacuation a été très rapide.
À la fin de l'année dernière, sa trace a une nouvelle fois été aperçue dans un village au sud de Baaj, à 100 kms à l'ouest de Mossoul, trahi encore par des interceptions de communications non-cryptées. Là aussi, il était impossible de savoir de manière très précise la position de Baghdadi, annulant toute opération de capture.
Mais les services secrets britanniques et américains, sur base de plusieurs témoignages d'anciens leaders du califat, ont réussi à dessiner un profil psychologique de l'individu plus complet, et déterminer ses habitudes et méthodes de déplacement, au milieu de l'année 2015. Depuis, la zone dans laquelle il se déplace se rétrécit fortement, de la même manière que les territoires contrôlés par l'organisation se sont réduits comme une peau de chagrin.

Vraisemblablement dans des zones acquises à sa cause
Selon des agences de renseignements basées en Irak et en Europe, al-Baghdadi voyagerait depuis un an et demi dans une zone comprise entre Baaj, au nord de l'Irak, Abou Kamal, à l'extrême-est de la Syrie, proche de la frontière avec l'Irak, et Shirkat, au sud de Mossoul, ce qui représente entre 15 et 20 000 kilomètres carrés.
« Il est évidemment très difficile de savoir précisément où se trouve al-Baghdadi actuellement, mais l'hypothèse du leader qui reste sur le territoire du califat auto-proclamé fait sens. Même si ce n'est pas à exclure, on l'imagine mal en exil dans le Sinaï égyptien ou en Asie centrale », explique Dider Leroy, chercheur à l'Institut royal supérieur de défense, ainsi qu'à l'ULB. « L'hypothèse qui réunit le plus d'opinions, c'est que l'individu soit en position de repli et en situation de camouflage maximal, dans des zones et des régions dans lesquelles il peut encore jouir d'un certain soutien, celles conquises de longue date, et homogènes sur le plan ethnique, c'est-à-dire arabe et de confession sunnite.
Une organisation hétérarchique
Suite à l'effondrement officiel du califat, associée à l'absence notoire et visible de son leader, comment pourrait encore fonctionner Daech ? Interrogé dans un article du Guardian, Hisham Al-Hashimi, expert de l'organisation terroriste, compare l'EI désormais a « un gouvernement de l'ombre sans structure claire ni leadership, qui ne contrôle plus que quelques zones autour de l'Euphrate à la frontière irako-syrienne ».
Didier Leroy estime lui aussi qu'il n'existe plus de structure hiérarchique au sein de Daech : « La dimension hiérarchique a clairement été mise à mal, mais ce qu'il faut savoir c'est que l'organisation terroriste se caractérise par une dimension hétérarchique, qui est un type de structure davantage résiliente par rapport aux hiérarchies classiques, comme les armées traditionnelles, qui fonctionnent uniquement de manière verticale. Dans ce sens-ci, les systèmes hétérarchiques sont caractérisés par un leadership incontesté, mais celui-ci va de pair avec un processus décisionnel partagé, c'est-à-dire que les échelons inférieurs de leur organigramme peuvent prendre des initiatives sans attendre l'aval de la tête de la pyramide. »
Abou Bakr al-Baghdadi serait le dernier leader-fondateur à toujours être en vie. Selon al-Hashimi, « il ne reste que lui des 43 principaux leaders, 10 sur 79 leaders vétérans répondent encore à l'appel et les 124 généraux changent constamment de postes, environ tous les six mois ». Didier Leroy ajoute : « Le fait qu'il y ait des remplacements, voire des rotations au sein des fonctions subalternes, est également une caractéristique des systèmes hétérarchiques (d'où la résilience). La résilience permet justement ces nombreuses rotations. Mais il faut aussi allier la réalité du terrain, depuis lequel il y a certainement eu des défections, une crise de confiance et une 'paranoïa' croissante qui a dû s'installer dans les rangs face aux éventuels traîtres. Il y a sans doute des cas de remplacements forcés, non-intentionnels. »
Deux sources au sein des agences de renseignements, citées par le Guardian, expliquent effectivement que la survie de Baghdadi n'est pas d'une grande importance pour le groupe. Ils estiment que le niveau de menace de l'organisation n'a presque pas diminué, et la mort de leur leader pourrait être justement un cri de ralliement pour ses supporters.
Mais même très diminué par plusieurs blessures, il reste encore aujourd'hui totalement introuvable.
4 questions à Didier Leroy
Abou Bakr Al-Baghdadi a-t-il aujourd'hui toujours autant d'influence ?
L'influence du personnage a toujours été obscure. Il a mis en scène une série d'auto-proclamation mais il aura été, au final, très peu visible. Ce n'est pas quelqu'un qui s'exprime très souvent dans les médias contrôlés par le groupe terroriste. C'est à la fois un personnage glorifié et idéalisé, mais aussi un personnage de l'ombre. Et il y reste.
La mort du leader djihadiste a été plusieurs fois annoncée... et démentie...
L'impact communicationnel est ici très important. Lors de ce genre d'annonces, on joue sur le flou artistique qui caractérise le terrain pour justement déstabiliser les troupes ennemies, voire provoquer des contre-discours du leader prétendu mort. Le fait de savoir s'il est toujours en vie et où il se trouve n'est pas important dans la lutte contre le djihadisme contemporain et sa traduction irako-syrienne qu'est l'EI. Daech est plutôt devenu une marque de fabrique et une idéologie, qui se veut farouchement révolutionnaire, universaliste, qui a largement pu investir le vide laissé par la débandade de plusieurs idéologies de gauche de notre époque.
Malgré la fin « physique » de Daech, quelle est encore aujourd'hui la force de sa propagande ?
La manière dont l'EI se reconfigure se base sur la décentralisation d'un point de vue institutionnel. L'organisation veut donner davantage de marges de manœuvres aux éléments subalternes de l'organigramme, fonctionner sans leader potentiellement. Ils vont davantage investir le champ de l'informatique et des réseaux sociaux. L'État islamique est parvenu à s'imposer comme l'incarnation de l'idéologie révolutionnaire qui correspond à notre époque. Il ne s'agit pas uniquement d'une idéologie islamiste. De très nombreux individus qui soutiennent le projet de l'EI le font par esprit de vengeance, de rébellion face à des griefs socio-économiques. En tout cas, Daech s'est imposé comme LA franchise qui souhaite changer l'ordre mondial, résolument anti-américain, anti-israélien et anti-monarchies arabes ou républiques arabes, considérées comme alliées de l'Occident. C'est plus que probablement voué à perdurer, que ce soit sous le nom d'État islamique ou sous une autre bannière.
Peut-on s'attendre à une recrudescence de l'idéologie islamiste ?
On aura beau changer le nom, le drapeau ou l'identité du calife, l'état d'esprit va perdurer. Et quand on regarde le champ idéologique du monde arabo-musulman du siècle écoulé, on se rend bien compte que même si le champ idéologique est diversifié, il y a malgré tout que deux idéologies qui sont susceptibles de fédérer des masses, l'arabisme et l'islamisme. L'arabisme a eu le vent en poupe pendant des décennies, surtout sous la présidence de Nasser en Égypte, mais l'arabisme a subi beaucoup de coups de butoir au gré des défaites militaires des pays arabes de la région face à Israël, c'est la guerre des six Jours (1967), qui a véritablement sonné le glas de l'arabisme et qui a permis, par effet de balancier, d'ouvrir la porte à la montée en puissance de l'islamisme.