"En prison en Iran, mon geôlier était mon propriétaire"
Publié le 17-03-2018 à 11h40 - Mis à jour le 22-07-2021 à 16h12
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Souriant, tchatcheur, blagueur... Si vous croisez Maziar Bahari aujourd'hui sans connaître son histoire, il est quasiment impossible d'imaginer que le journaliste iranien a vécu l'horreur il y a bientôt dix ans : 107 jours de détention en isolement aux mains d'un bourreau qu'il a surnommé "Rose Water" en raison de son odeur. Le crime supposé du journaliste : être soupçonné par le régime iranien d'être un espion américain. Touché par son histoire, le réalisateur Jon Stewart en a fait un film.
Né en 1967, Maziar Bahari a fui l'Iran en 1986 pour éviter d'avoir à se battre dans la guerre qui opposait son pays à l'Irak. Il a déménagé au Pakistan avant de s'établir au Canada, en 1988, où il deviendra journaliste notamment pour le magazine Newsweek;
Maziar Bahari, est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Lorsque vous repartez en Iran en 1999 durant les protestations contre Mahmoud Ahmadinejad, vous imaginez qu'il est potentiellement dangereux d'y exercer votre métier ?
Même avant d'être arrêté, je disais toujours aux gens que travailler en tant que journaliste en Iran, c'est comme être trapéziste. Vous devez faire attention de ne pas tomber car il y a toujours un danger, particulièrement lors des mouvements de protestation. Lorsque le régime se sent en danger, il cherche à prendre des cas en exemples pour dissuader la population. J'ai été arrêté pour donner l'exemple aux autres journalistes qui auraient voulu enquêter et produire des documentaires en Iran.
Vous étiez dans la maison de votre maman lorsque vous avez été arrêté.
Ca a été très rapide, ils m'ont bandé les yeux, m'ont passé les menottes. A la base, je pensais qu'ils allaient me donner une leçon et me libérer après une semaine, dix jours, et que j'allais pouvoir écrire un article sur cette expérience, intitulé "Dix jours en isolement". Je suis finalement resté à l'isolement pendant cent sept jours. Ils avaient un scénario pour moi : ils pensaient qu'ils pourraient incriminer les réformistes du gouvernement, à travers des espions qui travaillent pour l'étranger. J'étais supposé être le lien entre les réformistes et les pays étrangers. Ils voulaient me forcer à dire : "Oui je suis un espion, oui j'ai un lien avec gouvernement américain". C'est pourquoi, ils m'ont mis beaucoup de pression.
Ils pensaient notamment que vous étiez en contact avec un espion américain. Vous apparaissiez en fait dans une vidéo du Daily Show avec l'acteur Jason Jones. Ils vous en ont parlé ?
Oui. C'est incroyable qu'ils aient pris au sérieux cette vidéo humoristique dans laquelle le comédien Jason Jones prétendait être un espion... Pour m'arrêter, ils devaient trouver une incrimination et ils n'ont trouvé que ça.
Lors de votre détention, il n'y a quasiment qu'un homme, "Rose Water", qui vous a interrogé ?
La plupart du temps, c'était Rose Water. J'ai vu son visage deux fois. Quand il m'a arrêté et quand il m'a libéré. Je ne connaissais pas son nom. Donc je lui ai trouvé un surnom, Rose Water, car il sentait l'eau de rose. Ce qu'ils font est plutôt intelligent : vous appartenez à une personne, vous pensez qu'elle est en charge de votre vie, de votre sécurité. En prison, les surveillants ne l'appellent pas "interrogateur" ou "geôlier". Non, c'est ton "propriétaire". Du coup, peu importe ce qu'il fasse, s'il est violent, s'il est gentil, vous pensez qu'il a un pouvoir sur vous. Ils vous manipulent comme ça.
Quelles techniques utilisent-ils pour essayer de vous faire parler ?
Surtout des violences psychologiques mais parfois aussi physiques. Certains interrogatoires duraient quasiment une journée. La technique utilisée pour vous torturer psychologiquement est de vous enlever la notion du temps parce que vous êtes dans une pièce où il n'y a ni fenêtre ni horloge. Vous ne savez pas s'il est deux heures du matin ou deux heures de l'après-midi. C'est une technique très importante pour vous perturber. C'est très dur. Je suis passé tout près de me suicider. Ca s'est joué à vraiment pas grand-chose.
Comment avez-vous résisté ?
C'est difficile. Vous devez aller au plus profond de vous. Quand vous êtes à l'isolement, vous n'avez rien à lire, rien à faire. Vous ne pouvez que penser et vous rappeler des souvenirs. Donc, je me suis remémoré des musiques que j'aimais, le music-hall, Leonard Cohen, les livres, mes films préférés que je regardais scène par scène. Ca m'a permis de tenir.
Que vous a dit "Rose Water" lorsque vous avez été libéré ?
Il a dit : "Ne parle pas de ça. Nous avons des agences partout dans le monde, donc nous pouvons te retrouver, te capturer et te ramener ici." Je lui ai répondu : "Oh non non, je ne parlerai pas, ne vous en faites pas." Je voulais juste partir (Rires).
A Londres, où vous vivez, vous sentez-vous en danger ?
Non. (Il touche du bois puis rit) Je pense que le régime a d'autres chats à fouetter avant moi.
Vous avez rapidement évoqué votre expérience dans un livre. C'était important de mettre des mots sur ce traumatisme ?
Oui... C'est la raison pour laquelle je suis à peu près normal aujourd'hui. Dès que ce fut possible, j'ai commencé à parler de ce qui m'était arrivé en prison. C'est une forme de thérapie. Des amis à moi sont toujours traumatisés par leur expérience. Certains sont restés emprisonnés moins longtemps que moi mais ils n'en ont jamais parlé. Nous faisons partie des chanceux qui ont pu sortir de prison. Nous devons parler, on ne peut pas rester silencieux.
De nombreux intellectuels, opposants au régime sont actuellement en prison en Iran.
Oui, mais il y en a encore plus virtuellement. Pour beaucoup d'artistes, ne pas pouvoir écrire, réaliser des films ou être forcés de vivre loin de leur pays, c'est comme une prison. De mon côté, je vais continuer à faire des films, du journalisme, activiste par accident, donc je vais poursuivre ce chemin.
Vous avez retrouvé une vie normale ?
Autant que possible... Que tu le veuilles ou non, tu dois te lever, envoyer tes enfants à l'école, payer ton loyer, tes taxes. En même temps, tu ne peux pas oublier ce qu'il s'est passé. Tout le monde a des dossiers à gérer. Je dois vivre avec ça. Je suis plus fort dans un sens car, en isolement, tu es seul et tu dois aller au plus profond de toi pour survivre. J'ai compris qu'on était sur terre pour un temps limité. En prison, chaque jour pouvait être le dernier. Quand tu sors, tu essayes de profiter de chaque instant et de faire de ton mieux.

En Iran, il y a des jeunes très éduqués, à Téhéran, à Ispahan, qui parlent anglais, veulent utiliser les réseaux sociaux, faire la fête, avoir une ouverture sur le monde, connaître la liberté... A Qom, en revanche, la ville est très pieuse et conservatrice. Comment va évoluer le pays selon vous ?
C'est une situation très volatile. Si quelqu'un affirme savoir comment le pays va évoluer, il ment. Personne ne sait ce qu'il va se passer. Ca va dépendre de certaines circonstances. Je crois qu'il est très important que les manifestations soient non violentes car n'importe quelle violence, n'importe quel clash armé entre l'opposition et le gouvernement va profiter aux autorités. Si l'opposition est assez intelligente, patiente et utilise une résistance pacifique, elle va parvenir petit à petit à faire évoluer le régime.
Le régime peut-il tomber ?
Oui, c'est possible mais je ne crois pas que ce soit le but ultime. Bien sûr, j'aimerais remplacer le régime actuel par un autre mais le plus important est que les mentalités des leaders changent. Si ce régime est remplacé par une autre dictature, ce n'est pas bon. Si le régime garde sa structure mais que les dirigeants sont réformistes, c'est mieux... C'est pour ça que les gens dans l'opposition iranienne ne m'aiment pas, je pense que les réformes doivent déjà se faire dans l'esprit des gens, ils doivent penser démocratiquement à l'école, au travail, dans leur famille et respecter les droits humains.
Cela prend du temps...
Oui mais à chaque fois que tu fais quelque chose de bien, cela prend du temps. Si tu étudies, c'est long avant de devenir un bon médecin, un bon architecte. Le changement dans le pays doit être lent et prendre du temps. Je suis très optimiste à propos du futur de mon pays car beaucoup de jeunes sont éduqués mais malheureusement la situation est tellement désespérée que les gens tombent dans la violence...
Cette interview s'est tenue durant le Sommet de Genève pour les Droits de l'Homme et la Démocratie organisé par UN Watch.