Algérie: "Le peuple sait que quel que soit son vote, Bouteflika sera réélu"
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Publié le 17-02-2019 à 08h04 - Mis à jour le 18-02-2019 à 11h39
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"J’ai un côté Gaston Lagaffe. Je dis ce que j’ai à dire et, en général, on me laisse tranquille. Bon, cela ne m’a pas empêché de perdre mon boulot. Mais j’ai remarqué que quand on reste fidèle à qui l’on est, les gens finissent par apprécier. Et cela crée une protection naturelle." Ainsi l’écrivain algérien Boualem Sansal explique-t-il la liberté de ton qu’il conserve en vivant dans son pays, qu’il décrit sans ambages comme une "dictature militaire". À 69 ans, reconnaissable entre tous avec sa longue queue-de-cheval argentée, Boualem Sansal (les romans Le Serment des barbares, 2084: la fin du monde, l’essai Gouverner au nom d’Allah) est coprésident de l’actuelle Foire du livre de Bruxelles. Nous l’avons rencontré à deux mois d’une élection présidentielle qui semble jouée d’avance.
Le régime politico-militaire algérien a le don de se régénérer en permanence, ce qui permet aujourd’hui à Bouteflika de se présenter pour un cinquième mandat…
Quand les généraux sont venus le trouver pour lui proposer de devenir président, Bouteflika voulait le pouvoir absolu à vie. Pour cela, il fallait changer la constitution. Or, l’Algérie n’était pas encore sortie de la guerre civile, et il fallait être prudent. Après le premier mandat, les militaires ont finalement accepté que la constitution soit modifiée et c’est ainsi qu’il a pu faire deux nouveaux mandats puisqu’il pouvait prêter serment sous une nouvelle constitution. La dernière modification, en 2016, lui permet encore de se représenter cette année.
Pourquoi ce système n’a-t-il pas désigné de successeur malgré le déclin physique du Président après son AVC en 2013?
Les généraux l’ont toujours refusé. Bouteflika voulait avoir un vice-président pour pouvoir prendre sa suite au cas où il viendrait à décéder. Alors il a rassemblé ses proches et a choisi son frère, Saïd, pour l’initier à la politique car il était un simple professeur d’informatique à l’université. Saïd s’est pris au jeu, il s’est constitué un réseau, a multiplié par cent les appuis dans le milieu des hommes d’affaires avec lesquels son frère avait déjà fait alliance après son arrivée à la présidence. Aujourd’hui, tous ces gens ont peur de la réaction de l’armée après la mort de Bouteflika puisqu’ils ont fait alliance avec son clan. Beaucoup d’entre eux mettent de l’argent à l’étranger pour fuir au cas où cela tourne mal.
Quel rapport Bouteflika entretient-il avec ces milieux d'affaires ?
Quand Bouteflika finit par accepter de se présenter à la présidentielle (en 1999), l'armée pense pouvoir le contrôler par en-dessous. Mais Bouteflika, qui a passé six ans (en exil) à l'étranger, se demande sur qui il peut s'appuyer. Les islamistes modérés? Peut-être. Les démocrates? Il y en a peu et ils ne sont pas fiables. Donc, il va se créer une clientèle dans les milieux affaires. Celle-ci aura une double fonction : donner l'impression que l'on investit dans le pays et que l'économie repart (alors que tout se fait avec l'argent de l'Etat) et être l'instrument pour corrompre l'Occident en nouant des relations avec les grands capitaines d'industrie européens. Il a fait ce qu'Eltsine et Poutine, ensuite, ont fait. Il a développé une classe d'oligarques qui serviront d'ambassadeurs (de l'économie algérienne) à l'étranger. Ce sont eux, devenus richissimes, qui défendent le président à chaque mandat. A l'époque (au début des années 2000), la paix était revenue, les affaires reprenaient, et les islamistes les moins radicaux sont redescendus des maquis et se sont insérés dans la société.
Avec une religiosité très ostensible dans la société, l'islamisme pourrait-il se réincarner dans un parti politique de la même veine que le Front islamique du salut (Fis) il y a trente ans?
Non parce que l'islamisme a changé de visage. Dans sa version internationaliste, il n'y a pas besoin de parti. Aujourd'hui, on est musulman avec comme référence la ligne salafiste. L'islamisation se fait par la base. Jusque-là l'islamisme avait une vision nationaliste: après un siècle et demi de colonisation française, l'islam avait quasiment disparu d'Algérie et les gens du Fis ont réislamisé les Algériens mais selon l'islam sunnite malékite, dans une perspective algérienne, avec une vision s'inscrivant dans l'histoire de l'Algérie. Il faut donc aujourd'hui rééduquer les gens dans une version universelle de l'islam. C'est la salafisation, le retour aux sources, à l'islam des origines, où tout le monde est frère. C'est très prégnant aujourd'hui. Ce mouvement est à l'oeuvre depuis Ben Laden. La vision internationaliste s'est imposée au détriment de la vision nationaliste.
Qui succédera à Bouteflika après sa mort?
Celui que les militaires désigneront. Cela dépendra du moment et des circonstances. Ces généraux veulent se maintenir aux manettes avec en façade un pouvoir civil. Et ce sera comme ils le décideront.
Un candidat à l’élection présidentielle est un ancien militaire, Ali Ghediri, mais il propose de rompre avec le système actuel...
Ali Ghediri est un général-major à la retraite. C’est un gars brillant, bardé de diplômes et très intelligent. Ce n’est pas un militaire de terrain mais quelqu’un qui a passé sa carrière à des postes de direction. Certains voient en lui la créature de Mohammed Médiène (dit Toufik), le puissant chef des renseignements pendant vingt-cinq ans, limogé en 2015. Il se pourrait qu’il appuie cet ex-militaire pour embêter les généraux. Ses chances me paraissent réduites.
Bouteflika peut-il perdre l’élection du 18 avril ?
Il ne peut pas perdre, l’armée ne le permettra pas. Après l’horrible guerre civile des années 1990, le peuple préfère ne pas s’aventurer dans une succession à risque. La stabilité et l’immobilisme le rassurent. Il se rend compte que même diminué, Bouteflika assure cette stabilité et donc il votera pour lui. Il sait aussi que quel que soit son vote, Bouteflika sera réélu comme le désire l’armée.
Le peuple n’est pourtant pas dupe de l’état de santé du Président, ni de la régence qui s’est organisée. Est-il résigné ?
Aujourd’hui, le vrai problème c’est que la plupart des gens en Algérie se demandent s’ils pourront boucler leur fin de mois, ce qu’il y aura à manger pour leurs enfants, s’ils pourront se soigner fût-ce avec des faux médicaments (c’est déjà le cas), si les hôpitaux sont autre chose que des mouroirs. L’État est proche de la faillite. La planche à billets tourne à nouveau alors qu’il n’y a pas de contrepartie, ce qui crée une inflation à deux chiffres. Les gens sont donc payés avec du papier qui n’a aucune valeur. Cette situation inquiète même les pays voisins et l’Union européenne car elle va créer des réfugiés qui viendront s’y déverser. Il y a une inquiétude générale. Les journaux ne parlent que de cela.