Riadh Sidaoui: "Une situation révolutionnaire a été déclenchée en Algérie"
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- Publié le 17-03-2019 à 10h06
- Mis à jour le 18-03-2019 à 15h34
Les manifestations de contestation du pouvoir se poursuivent. Le quatrième vendredi consécutif de mobilisation fut un succès. Pour le politologue Riadh Sidaoui, l’armée va se ranger au côté du peuple.
L’armée algérienne, qui appuie le pouvoir politique depuis l’indépendance, pourrait jouer un rôle politique, direct ou indirect, dans la résolution de la crise actuelle entre le pouvoir et la jeunesse qui le conteste, estime le politologue Riadh Sidaoui, spécialiste du monde arabe, en particulier de l’Algérie, et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps), basé à Genève. "Va-t-elle afficher sa neutralité ou choisir de trahir son alliance avec le clan au pouvoir ?", questionne-t-il.
Les manifestants continuent de contester le pouvoir malgré les promesses de réformes. Pensez-vous que celui-ci peut se maintenir ?
Non, le clan Bouteflika est fini. Je pense qu’une situation révolutionnaire a été déclenchée. Trois éléments l’attestent. Le premier est la radicalisation de l’opposition populaire, qui ne veut pas de réformes mais le départ du clan au pouvoir. Le deuxième élément, ce sont les défections et les divisions au sein des élites du pouvoir. Ces démissions ont eu lieu au sein du parti au pouvoir, le Front de libération nationale (FLN), du Parlement, de l’association des patrons, du syndicat national (qui a toujours été un appui du pouvoir) et même dans les médias. Donc les calculateurs sont en train de choisir leur camp, et ce sont eux qui font basculer les révolutions vers le succès ou l’échec. À mon avis, ils savent que le clan Bouteflika est fini et ils quittent le navire pour préserver leurs intérêts. Le noyau dur du pouvoir rétrécit alors que le noyau dur de la contestation gagne en ampleur. Troisième élément, déterminant pour le futur du mouvement, c’est la position de l’armée, dirigée par le général de corps Ahmed Gaïd Salah, un proche allié d’Abdelaziz Bouteflika. Tous les enjeux au sein du pouvoir s’articulent sur la position de l’armée.
L’armée a d’ailleurs changé de discours : de la menace, elle est passée à l’union avec le peuple…
Oui. Gaïd Salah a d’abord tenu des propos menaçant vis-à-vis des manifestants. Mais ils ont été gommés de toutes les pages Facebook et des sites de chaînes de télévision publiques et privées afin qu’ils n’apparaissent plus. Ensuite, il a valorisé l’union entre l’armée et le peuple : l’armée est au service du peuple et est disposée à le protéger. Pour le moment il y a donc une neutralité positive de l’armée. Gaïd Salah a dominé le champ sur la chaîne publique, un indicateur pour savoir qui a le pouvoir. Et les discours officiels parlent du peuple en permanence, et non plus de “Son excellence le Président”. Quant à Saïd Bouteflika, dont les manifestants ne veulent pas non plus, il n’existe pas sur les télévisions, c’est un fantôme. Son clan est très affaibli.
Il semble en effet que le peuple concentre toutes les attentions, ce qui semble trahir la peur des autorités que la situation leur échappe…
Absolument. Ce qui est bizarre, c’est le que le tout nouveau chef de gouvernement, lui aussi, dit comprendre les manifestants, qu’ils ont raison. Et Lakhdar Brahimi, qui pourrait être le président de la conférence nationale (pour les réformes), dit la même chose. Personne ne remet en cause les manifestants! Mais quel est le changement aujourd’hui ? Pourquoi pas une autre figure que Brahimi, qui est un excellent diplomate et un ancien ministre, mais surtout un vieillard. Il y a aujourd’hui en Algérie un conflit de générations. Il y a une rupture totale par rapport à la vieille garde qui, certes, est respectable parce qu’elle a participé à la guerre de libération (comme Bouteflika, qui était officier de l’ALN) mais qui a vieilli. Elle se retrouve face à une jeunesse où beaucoup n’ont connu que ce président.
Quelle est la marge de manœuvre du peuple ?
Certains pensent qu’il faut chercher des représentants pour dialoguer avec le pouvoir. Pour d’autres, il faut que le mouvement reste spontané et sans leader, car s’il y a des représentants, le pouvoir pourrait encore manœuvrer (pour les influencer), comme ce fut le cas en Kabylie en 2001. Surgit aussi la question: qui a déclenché et encouragé ces manifestations ? Les jeunes bien sûr, mais aussi tous les réseaux au sein du système. On parle en particulier des réseaux de Toufik, l’ex-patron de la Direction des renseignements et de la sécurité (DRS, services secrets) pendant un quart de siècle. Toufik a construit des réseaux partout dans les médias, les syndicats, les partis politiques et on l’accuse d’être derrière ces manifestations.
Comment cette situation peut-elle être résolue ?
Nous sommes face à une impasse constitutionnelle. Bouteflika reporte les élections, renonce à briguer un nouveau mandat mais il veut rester encore une année pour opérer la conférence nationale qui doit réformer l’état. Mais le 28 avril (date de la fin de son mandat), il n’a plus le droit de rester en place. Sauf à activer l’article 107 de la Constitution qui permet d’instaurer l’état d’exception, avec la consultation du conseil national de sécurité et des deux chambres du parlement. Mais nous ne sommes pas dans les cas d’une guerre ou d’une menace grave pour les institutions de l’État, stipulés par l’article 107. Nous sommes face à des manifestants pacifiques.
Alors il y a l’article 102 de la Constitution que l’armée peut utiliser si elle veut rentrer dans le jeu politique. Cet article prévoit qu’en cas de problème de santé qui empêche l’exercice du pouvoir par le Président, le président du Sénat exerce le pouvoir pendant 45 jours, le temps d’organiser une élection présidentielle.
C’est le cas de figure mais le pouvoir entretient le flou autour de la santé du Président…
L’article 102 aurait dû être appliqué depuis 2013 (année de l’AVC de Bouteflika). Mais qui applique ? Ce n’est pas le Parlement, qui est sous domination du pouvoir, ce ne sont pas les juges, bien qu’ils participent au mouvement populaire. Le seul contre-pouvoir, non pas sur le plan institutionnel mais d’un point de vue sociologique, c’est l’armée. Elle est la seule à pouvoir arrêter cette succession sans fin de mandats présidentiels. Donc, les manifestants et l’armée sont les seuls à pouvoir s’unir pour trouver une solution à la crise actuelle. À mon avis, l’armée va entrer dans le jeu et activer cet article qui correspond à une réalité que tous les Algériens connaissent depuis des années.
La pression est donc énorme sur le clan, mais l’armée a aussi beaucoup à perdre…
Si les manifestations se poursuivent, l’armée va intervenir, soit indirectement en mettant la pression sur le clan Bouteflika via l’article 102, soit directement avec des blindés dans les rues si la situation dégénère avec une répression policière, ce qui n’est pas le cas jusqu’ici. Et avec des blindés dans l’espace public, l’armée montrerait qu’elle est réellement au pouvoir, et non pas derrière les rideaux comme aujourd’hui.