Le soulèvement à Alger expliqué par une psychanalyste: "Les individus étaient épuisés et vidés par des années de terreur"
Publié le 23-03-2019 à 07h50 - Mis à jour le 23-03-2019 à 11h48
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/3T5G4DK3XNH2XOXDLN5KMG7M2Q.jpg)
Auteure d’un ouvrage retentissant sur Le Trauma colonial*, la psychanalyste Karima Lazali explique le soulèvement pacifique des Algériens. La Libre Belgique l'a interviewée à ce propos.
Depuis des semaines, des millions d’Algériens manifestent pour rejeter le régime de Bouteflika et exiger le changement démocratique. Comment analysez-vous ce sursaut après deux décennies d’apparente soumission ?
Les individus étaient épuisés et vidés par des années de terreur durant la guerre intérieure des années 1990. Cette guerre s’est déclenchée peu de temps après que la population ait réclamé, en octobre 1988, un changement majeur, en passant d’une gouvernance totalitaire, représentée par un parti unique, vers la pluralité politique. Le basculement dans le sang et la cruauté qui a suivi cet épisode de changement de régime a constitué un réel traumatisme pour toute la population, conduisant bien des femmes et des hommes à se murer dans le silence, la peur et l’insécurité.
À cela, s’ajoute le contexte géopolitique de ces dernières années, avec le démantèlement de nombreuses sociétés arabes. En effet, l’appel enthousiaste à la démocratie s’est chèrement payé par des guerres civiles et/ou tribales. Ce constat a hanté les individus en Algérie, conduisant à redoubler de vigilance. Donc, les individus vivaient à nouveau dans la crainte d’un éventuel basculement dans le pire. Ils étaient comme en latence, donnant l’impression de vivre dans l’immobilisme, le désintérêt et une forme d’endormissement. Cette situation était liée à l’ampleur des catastrophes vécues, laissant les vivants comme abasourdis et très occupés par tous ces morts et disparus de la guerre intérieure. Rappelons aussi que les disparus, les morts, le sentiment d’être vidé, meurtri, offensé datent déjà de la colonisation française.
Durant l’indépendance, la glorification des martyrs de la guerre, et le sentiment d’avoir été victorieux de cette guerre n’ont pas permis à l’ensemble de la population de se pencher collectivement sur l’immensité des pertes accumulées sur 132 ans de colonisation. La population a eu l’impression d’être écartée de ce qui fut son propre combat. Sa participation révolutionnaire a été confisquée par un régime politique qui s’est intégralement approprié cette histoire, recréant à nouveau exclusion, offense et élimination de la population. En réalité, cette fabrication politique de l’histoire a conduit à écarter la population de sa propre histoire. Les individus refusent actuellement de participer à la poursuite de leur élimination du jeu politique et sociétal.
On a l’impression de découvrir un autre peuple. Comment expliquez-vous l’ampleur de la mobilisation et son caractère pacifique ?
Justement, il ne s’agit pas d’un autre peuple. Nous assistons au fait que la population algérienne renoue avec son passé révolutionnaire et remet chacun à sa place : gouvernants et gouvernés. La révolution a été l’affaire de toute la population algérienne. Les nombreuses années de confiscation et de privations sociales, culturelles, économiques, politiques, individuelles… par une gouvernance totalitaire, se sont accumulées jusqu’à l’instant imprévisible du soulèvement actuel, qui est massif, heureux, soudain et inattendu. L’endormissement de la population algérienne n’était pas une abdication, mais une mise en retrait, peut-être nécessaire, pour panser les plaies et les meurtrissures qui se sont déroulées sur bientôt deux siècles, en lien avec une longue histoire de destruction des individus et du collectif.
La pensée révolutionnaire a retrouvé son chemin et son histoire déjà ancienne. La présence de Djamila Bouhired, icône de la révolution algérienne, vient conforter cette idée que le temps est venu de poursuivre ce que l’indépendance a été, à savoir une révolution inachevée car confisquée par un régime politique avide de cumul et de possessions matérielles. Mais pour cela, il y fallait un déclencheur, un moment propice. Le temps est venu à l’occasion du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika de répondre collectivement à la supercherie du pouvoir politique.
Ce qui frappe dans ce mouvement, c’est aussi le civisme des manifestants, dans un climat de ferveur et de convivialité. Pourquoi cette soudaine irruption du citoyen ? Qu’en restera-t-il à l’avenir ?
Pour l’instant, cette révolution marque un temps historique majeur : un peuple entier refuse de se soumettre au pouvoir totalitaire invisible, comme il a refusé de continuer à se soumettre au pouvoir colonial. Actuellement, nous assistons à la construction d’une véritable société civile, alors que la destruction du collectif algérien a été un des grands projets de la colonisation, et il s’est poursuivi dans l’Algérie indépendante. Ce refus de consentir à sa propre destruction est une décision majeure, qui montre que l’indépendance n’a pas suffi à libérer la société de son aliénation coloniale. C’est le collectif actuellement qui rappelle que les gouvernés choisissent leurs gouvernants. Il ne s’agit donc pas d’inverser les règles du jeu comme cela a eu lieu depuis 1962. Fabuleuse manière de remettre chacun à sa place.
Par ailleurs, c’est une déclaration majeure de citoyenneté. L’humour, les slogans, les chansons et surtout les messages inscrits sur les pancartes pour qu’ils restent dans les mémoires. C’est une leçon sur ce que doit être une gouvernance dite républicaine. Autrement dit, la population algérienne nous dit en acte comment elle est en train de s’arracher son vivre ensemble et son projet politique citoyen. Quelle merveilleuse réhabilitation de l’Histoire…
* Karima Lazali, "Le Trauma colonial, enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie", Éd. La Découverte, Paris 2018.