Bouteflika déclaré hors-jeu, l'ultime tentative pour sauver le régime et ses privilèges
Publié le 26-03-2019 à 21h17 - Mis à jour le 26-03-2019 à 21h30
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Le général Gaïd Salah s’est résolu à l’application de l’article 102 de la Constitution. Une ultime tentative pour sauver le régime et les privilèges de ses clientèles. "Même si les manifestations sont restées pacifiques et civiques, elles risquent d’être exploitées par les ennemis du pays pour frapper sa stabilité. […] Pour répondre aux revendications populaires dans le respect des intérêts supérieurs de la patrie, la solution à la crise se trouve dans l’application de l’article 102 de la Constitution." L’air grave, le ton solennel, le général Ahmed Gaïd Salah a prononcé, mardi devant un aréopage militaire, le discours le plus déterminant de sa carrière. Dans une fausse posture d’arbitre pour sortir de la crise politique engendrée par l’impasse du régime, la proposition du chef d’État-Major de l’armée a valeur d’ordonnance.
Revendiqué par l’opposition depuis 2013, après l’accident vasculaire cérébral qui a cloué Abdelaziz Bouteflika sur un fauteuil roulant, l’article 102 a été ignoré par les barons du régime qui avaient imposé un quatrième mandat à la hussarde en avril 2014.
Malgré les images insoutenables d’un homme physiquement délabré et inapte à assurer les lourdes charges de la fonction présidentielle, le clan et ses clientèles ont tenté de renouveler le bail pour la cinquième fois, au mépris de la volonté des Algériens, qui ont vécu ce coup de force comme une humiliation. Avant de se rebeller dans une formidable mobilisation pacifique qui a surpris par son civisme.
En embuscade dans le dernier carré de fidèles
L’article 102 est pourtant clair : "Lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. […] Le Président du Conseil de la Nation assume la charge de chef de l’État pour une durée de quatre-vingt-dix (90) jours au maximum, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées."
En acceptant la mise hors jeu du président Bouteflika pour incapacité physique, Gaïd Salah, en embuscade dans le dernier carré de fidèles, vient de jeter l’éponge à reculons. Au début de la contestation, le 22 février, il avait haussé le ton contre les manifestants, invoquant la traditionnelle "main de l’étranger". Un froncement de sourcils qui, loin d’intimider les millions de contestataires, jeunes en majorité, a renforcé leur détermination à aller jusqu’au bout de leur rêve : une Algérie libre et démocratique, en phase avec leur temps.
La feuille de route du 11 mars attribuée au chef de l’État qui renonçait au cinquième mandat pour prolonger illégalement le quatrième, devient donc caduque. Sa "conférence nationale inclusive" ouverte formellement à l’opposition, mais contrôlée par le clan et ses clientèles, avec le soutien actif de l’administration et la bénédiction de l’armée, devait déboucher sur une "période de transition" et l’adoption d’une nouvelle Constitution.
À la recherche d’un nouveau parrain
Cette ouverture en trompe-l’œil n’a pas réussi à faire illusion. À défaut de continuer à tirer les ficelles à l’ombre d’un fantôme, les barons civils et militaires du pouvoir sont contraints de sacrifier le vieux président grabataire qui a cristallisé la grogne populaire, et tenter de sauver son régime et leurs intérêts. Pourtant, ils y ont cru jusqu’à la dernière minute.
Ultime bouée de sauvetage, l’ancien président Liamine Zéroual, prédécesseur d’Abdelaziz Bouteflika qui avait écourté son mandat en 1999 pour organiser des présidentielles anticipées, était pressenti pour diriger une présidence collégiale de transition. Retiré dans sa ville natale de Batna (435 kilomètres au sud-est d’Alger) où il coule une paisible retraite, l’homme, respecté, qui jouit d’une solide réputation d’intégrité, est resté sourd aux appels des courtisans en quête d’un nouveau maître.
Selon des sources crédibles, il était lundi à Alger pour décliner l’offre des décideurs et leur conseiller le respect de l’ordre constitutionnel. Une issue tardive et dépassée par l’ampleur du mouvement populaire qui rejette le régime, ses pratiques et ses hommes, et dont la revendication principale est résumée par une terrible sentence, scandée par des millions de voix : "Vous avez pillé le pays, dégagez, bande de voleurs !"
Avec un Conseil constitutionnel discrédité qui a cautionné les violations répétées de la loi fondamentale, l’application tardive de l’article 102 apparait comme un cautère sur une jambe de bois. Objectif : gagner du temps pour trouver un nouveau parrain qui va garantir les intérêts du clan.
"Dans l’illégalité, le déshonneur et l’indignité"
Pour nombre de contestataires, ce coup d’épée dans l’eau n’aura aucune incidence sur la poursuite du mouvement. Il faut être bien naïf pour croire que la présidentielle prévue dans un délai de 90 jours et pilotée par les hommes discrédités du sérail pourrait être régulière. Comme Noureddine Bedoui, ex-ministre de l’Intérieur qui a montré ses compétences en matière de trafic électoral. Nommé Premier ministre il y a deux semaines, il peine à former son gouvernement ; toutes les personnes pressenties ont décliné son offre.
Reconduits pour gérer les affaires courantes, des ministres en profitent, dit-on, pour nommer leurs proches à des postes sensibles et pour faire fructifier leur patrimoine avant liquidation. Des oligarques bien cotés en cour organiseraient une fuite massive de capitaux, vers la France et certains pays du Golfe. Des avocats ont même demandé au procureur de la république d’Alger de prendre des mesures conservatoires pour arrêter l’hémorragie.
Pour l’avant-garde des contestataires, cette manœuvre du chef d’État-Major est un non-événement. Comme Djamila Bouhired, l’icône de la révolution algérienne qui, à 84 ans, est descendue dans la rue pour crier sa colère et soutenir le mouvement. Dans une tribune publiée la semaine dernière, elle a exhorté la jeunesse à "ne pas se laisser voler sa victoire par ceux qui ‘ont pris le pays en otage’" et dont le "dernier représentant s’accroche encore au pouvoir, dans l’illégalité, le déshonneur et l’indignité".
Mardi soir, en réaction aux déclarations du général Gaïd Salah, elle a résumé l’état d’esprit des Algériens : "Les clientèles ont sacrifié Bouteflika pour sauver leurs privilèges. On va continuer la mobilisation jusqu’au démantèlement de tout le régime. Ils doivent tous dégager !"