"Comment les politiques français ne peuvent-ils pas être hantés par le massacre des Tutsis ?"
Le journaliste Laurent Larcher nous éclaire ainsi sur l’aveuglement de la France au Rwanda, ancien protectorat allemand, ancienne colonie belge, petit pays francophone frappé de pogroms anti-Tutsis dès 1959, à l’aube de son indépendance. Laurent Larcher est l’Invité du samedi de LaLibre.be.
- Publié le 06-04-2019 à 11h43
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25 ans après le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda, Laurent Larcher, journaliste au quotidien "La Croix", interroge les acteurs et témoins de l’époque. Ce spécialiste de l'Afrique subsaharienne mène une enquête courageuse, essentielle, "Rwanda, ils parlent", publiée au Seuil. Au fil des 800 pages qui se lisent comme un thriller, le reporter de guerre livre la parole brute de militaires et de politiques français, sans relecture, sans lissage, en divulguant les offs. Entre bafouillages et lapsus, pointe une vérité qui fend les armures de ces professionnels de la parole publique. Le journaliste nous éclaire ainsi sur l’aveuglement de la France au Rwanda, ancien protectorat allemand, ancienne colonie belge, petit pays francophone frappé de pogroms anti-Tutsis dès 1959, à l’aube de son indépendance. Laurent Larcher est l’Invité du samedi de LaLibre.be.
25 ans après le génocide, Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand, et Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, campent sur leurs positions.
Aucun des hommes en responsabilité que j’interroge ne me dit : "j’ai pris cette décision mais, à la réflexion, je me suis trompé, j’ai eu tort, j’ai été trompé". Aucun ne s’attarde vraiment sur le génocide, à part les journalistes et les humanitaires. Comme s’ils ne voulaient toujours pas regarder en face ce qui s’est passé, les 800 000 morts. Comment ces hommes ne peuvent-ils pas être hantés par le massacre des Tutsis, par cette destruction qu’ils n’ont pas sue ou pas voulu voir venir ? Et arrêter...
Comment peut-on arrêter un génocide sans arrêter les tueurs ? Vous interrogez l’armée française sur Turquoise, l’opération l’humanitaire menée en juin 1994.
Je pose la question à l’amiral Lanxade, chef d’État-major des armées, et au général Lafourcade, chef de l’opération Turquoise. Je leur demande pourquoi ils n’arrêtent pas les extrémistes hutus. Ils me répondent : "nous n’en avions pas l’ordre". C’est une opération onusienne, ce n’est pas dans le mandat. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que le texte de la résolution qui va encadrer l'opération est écrit par les Français. Et dans ce texte, il n’est pas question de l’arrestation des génocidaires. Pourquoi ?
En amont de Turquoise, l’opération Amaryllis à laquelle participent les militaires belges vous apparaît insensée.
Nous sommes aux premiers jours du génocide, entre le 8 et le 14 avril. La France envoie 450 soldats. Il y a 2 500 Casques bleus, une centaine d’Italiens, des Belges, des militaires occidentaux entraînes, armés. La mission des Français est juste d’exfiltrer les Européens. Les ordres sont donnés. Imaginez des soldats de 18 ans qui voient des tueurs les saluer en même temps qu’ils découpent un enfant, parce qu'il est Tutsi. Vous avez votre Famas, vous pouvez tirer une fois en l’air, ça les calmerait déjà un tout petit peu. Mais non, au barrage, ces soldats tournent la tête. Début avril, le génocide commençait à se mettre en place sous leurs yeux. On pouvait l’arrêter et on ne l’a pas fait. Les génocidaires ont vu la France comme un ami. Pour moi, c’est une honte, un déshonneur pour le drapeau français.

François Mitterrand, alors Président de la République, ne justifiait-il pas ces interventions militaires par une volonté de maintenir une stabilité dans la région ?
Il pense que le FPR, le Front Patriotique Rwandais, est une rébellion plus ougandaise que rwandaise. Et surtout, que les Anglo-Saxons sont derrière. A ses yeux, il faut les empêcher de s’emparer d’un pays francophone, à la frontière du Zaïre, si important dans la géopolitique africaine. Par ailleurs, il intervient aussi pour pousser le Rwanda à se démocratiser au nom d’une fausse idée de la démocratie. Il adopte une grille ethno-démocratique : une ethnie, une voix. Pour lui, il est normal que l’ethnie hutu, majoritaire, dirige ce pays. Au Rwanda, cette répartition ethnique n’existe pas. C’est une construction occidentale. Hutus et Tutsis parlent la même langue, partagent les mêmes croyances. Ce qui les distingue, c’est l’appartenance sociale. Les uns sont agriculteurs, les autres éleveurs.
Comment expliquez-vous une telle cécité ?
L’orgueil, l’arrogance chez les gens qui sont au pouvoir. "L’Afrique, on connaît. Nous, on sait."
Parce que, en Afrique, la sauvagerie serait inévitable ?
Tous me disent : "Monsieur Larcher, ça c’est l’Afrique !" Ah bon ? Comme s’ils n’avaient pas lu Homère, les grands récits grecques et bibliques. J’ai couvert la guerre en Centrafrique et, il est vrai, j’ai assisté à des scènes de lynchages, en 2013. J’ai vu une foule s’en prendre à un homme et à son fils. Les gens m’ont fait une place dans le massacre. A ma camarade Camille Lepage, la jeune photographe avec qui je travaillais et qui a été tuée après, on offre une main découpée devant nous. Les gens me disent : "si tu veux donner un coup de machette, vas-y". A cet instant, j’ai vu le lynchage du prince Panthée éviscéré dans "Les Baccantes" d’Euripide. Ce qui m’a bouleversé, c’est non seulement d’avoir vu ça, le sexe dans la bouche, le corps nu, les mains et les pieds coupés… Mais ce sont ces mères de famille qui se rendent au marché, leur bébé dans le dos, et qui vont donner leur coup de machette. Ce ne sont pas seulement des cinglés qui étaient drogués, mais des gens normaux qui prenaient du plaisir. C’était orgasmique. Croire que cette violence c’est l'Afrique, c’est que l’on n’a rien compris à ce qu’est un homme. Ce n’est pas l’Afrique, c’est le cœur de l’homme.
C’est votre conclusion en tant que reporter de guerre et historien de formation ?
C’est ce que j’ai vu en couvrant les guerres en Europe, au Proche-Orient. C’est ce que j’ai étudié, ce que je l’ai lu. En France, on a arrêté la guillotine en place publique, car on s’est rendu compte que c’était la fête. Il y a, en nous, une capacité à se réjouir de l’atrocité, à nous en nourrir. Pendant la guerre du Pacifique, les soldats américains découpaient le corps de leurs adversaires, envoyaient dans leur famille un nez, un doigt, un sexe, une oreille. Roosevelt recevait en cadeau des bouts d’hommes japonais, des trophées humains, comme on envoie des bouts d'un éléphant qu’on a tué.
Depuis 25 ans que vous côtoyez le tragique sans vous résoudre à le fuir, payez-vous le prix fort ?
L’in-tranquillité, l’inquiétude, la peur. La fidélité aux gens que je rencontre. Je me sens lié aux vivants et aux morts. Et une immense solitude. L’impression que je vis parfois dans un cimetière... Mais j’ai la chance d’être Français, de vivre dans un État de droit. Ma famille n’est pas menacée 24 heures sur 24. Des crimes contre l’humanité, j’en vois trois ou quatre par an. Au Soudan du Sud, dans le Nord-Kivu en RDC, dans le Sahel au Mali. En 2019, ça continue. Comme si nous n’avions pas tiré de leçons du passé. Charles Péguy a cette phrase magnifique : "Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit".

La force des témoignages pour l’Histoire
A la manière dont Laurent Larcher rédige son enquête sur la responsabilité de la France dans le dernier génocide du XXe siècle, au Rwanda, il embarque le lecteur à ses côtés. Comme si nous entendions, en même temps que lui, les réponses aux questions posées, dans tel bureau, tel café, tel restaurant. Dans son enquête, "Rwanda, ils parlent", ce reporter de guerre respecte l’oralité. Les propos enregistrés sont restitués tels quels, sans filtre : "Le lecteur peut s’approprier ces réponses, ressentir, être d’accord, pas d’accord, se révolter, consentir. Ainsi, il peut approcher une forme de vérité". Si le journaliste fait part de son cheminement, de ce qui le touche, le fait douter, c’est pour que le lecteur comprenne mieux le sens des interviews menées. "J’allège le lecteur de questions légitimes qu’il pourrait se poser à mon sujet, afin qu’il puisse se concentrer sur les témoignages. J’essaye de donner toutes les clés possibles pour que le lecteur ne soit pas l’otage de celui qui écrit, explique Laurent Larcher. Et aux questions que je pose, je donne l’intégralité des réponses."
Au fond, la question axiale formulée à ceux qui étaient au Rwanda, la question que Laurent Larcher se pose à lui-même, 25 ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, c’est : avons-nous été à la hauteur de l’événement ? Car, à la suite de Solon, le journaliste pense : "Il se commettrait peu de crimes, si les témoins de l’injustice n’en étaient pas moins indignés que les malheureux qui en sont les victimes".
