Génocide rwandais: ce que les procès de génocidaires ont apporté
Ces procès ont signifié la fin de l’impunité qui régnait depuis le procès de Nuremberg.
- Publié le 07-04-2019 à 10h13
- Mis à jour le 08-04-2019 à 09h53
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Ces procès ont signifié la fin de l’impunité qui régnait depuis le procès de Nuremberg. L’avocat belge Eric Gillet a été un pionnier en matière de poursuites contre des génocidaires rwandais. La Libre Belgique l’a interrogé sur les conséquences de ces procès.
Qu’est-ce que ces poursuites ont apporté au droit ?
D’abord, éviter que ces crimes demeurent impunis. À la fin du génocide des Tutsis au Rwanda, on craignait que ce soit le cas, comme au Biafra (1967-70) ou au Cambodge (1975-78). Cela avait créé une culture de l’impunité.
Dès la fin du génocide au Rwanda, en juillet 1994, des survivants ou leurs proches, en Belgique, se sont demandé s’il était vraiment impossible de juger les criminels, parce qu’ils en rencontraient certains à Bruxelles. Devait-on admettre cela ? Ils ont donc déposé plainte (NdlR : Me Gillet était leur avocat). Parallèlement, la Commission des droits de l’homme de l’Onu avait désigné l’Ivoirien René Degni-Ségui comme rapporteur spécial ; il recommandera, fin 1994, la création d’un Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR).
Au départ, le parquet de Bruxelles n’avait donné aucune suite à notre plainte. Il a fallu organiser une conférence de presse, début 1995, lors de laquelle nous avons accusé le ministre belge de la Justice de l’époque de complicité de génocide. Il a alors utilisé son droit d’injonction positive pour que les poursuites démarrent. Un juge d’instruction a été nommé, Damien Vandermeersch, avec une équipe d’enquêteurs à plein-temps. En quelques semaines sont alors sortis les premiers mandats d’arrêt contre le directeur d’une usine d’allumettes, Alphonse Higaniro ; un universitaire, Vincent Ntezimana, et deux religieuses - ceux que l’on appellera "les quatre de Butare".
Mais en 1996-97, il y a eu une tentative venant du monde judiciaire de "tuer" cette procédure : les réquisitions écrites du parquet demandaient la libération de Vincent Ntezimana - qui avait étudié et travaillé à l’UCL - pour absence de charges. À l’audience, cependant, le substitut du procureur du Roi a usé de sa liberté de parole et requis l’inverse, conformément à ses convictions. Ntezimana a été renvoyé devant la cour d’assises.
Les enquêtes de Damien Vandermeersch ont par ailleurs amorcé celles du TPIR, très inexpérimenté. La Belgique a donc joué un rôle important dans les poursuites contre les génocidaires.
Le TPIR aussi a apporté sa pierre ?
Oui, car, entre-temps, il avait pris son envol. Surtout, les premiers arrêts du TPIR ont reconnu l’existence d’un génocide au Rwanda en 1994. C’est très important pour le droit humanitaire international. La cour d’assises de Bruxelles, en 2001, ne l’avait pas établi parce que les premières procédures en Belgique ne reposaient pas sur la qualification de "génocide" mais celle de "crimes contre l’humanité et crimes de guerre", parce que c’est ainsi que le prévoyait la loi de compétence universelle de 1993 - qui permet de juger de crimes contre l’humanité commis hors de la Belgique. C’est à la suite du génocide au Rwanda qu’elle sera étendue, en 1998. Deux procès pour génocide sont encore prévus en Belgique pour fin 2019/début 2020. Ce seront les premiers pour lesquels on poursuivra sur base du crime de génocide.
La différence entre "crimes contre l’humanité" et "génocide" est-elle réellement importante ?
Du point de vue de la condamnation, non. Mais "génocide" revêt une haute importance symbolique pour les victimes. Il signifie qu’on a tué des gens en raison de leur essence même, pas à cause de leurs actes. Les victimes en souffrent de manière très particulière parce qu’un génocide touche à leur identité même.
Quels sont les autres apports au droit des procédures judiciaires contre les génocidaires rwandais ?
Le fait qu’un pays autre que celui où les crimes ont été commis les juge est une étape révolutionnaire dans l’évolution du droit international humanitaire.
Ensuite, le cas rwandais montre clairement l’importance, pour que le travail de la justice soit complet, d’un "trépied" : sont intervenues les juridictions rwandaises, le TPIR et les tribunaux d’autres pays, comme la Belgique. Ces trois types de juridiction ont jugé des catégories différentes de criminels : les tribunaux rwandais ont jugé ceux restés au Rwanda, qui étaient pour la plupart des exécutants ; le TPIR a jugé les organisateurs, souvent des représentants des autorités publiques ; et enfin les juridictions étrangères ont jugé les intellectuels, les religieux, les dirigeants d’entreprises, les commerçants, etc., assez riches pour fuir à l’étranger et qui ont joué le rôle fondamental de propagandistes, de financiers ou d’intermédiaires entre les ordres supérieurs et les exécutants.
Cela ne se retrouve pas en ex-Yougoslavie. Là, aucun pays tiers n’a jugé de présumé génocidaire ou criminel de guerre ; peu sont passés devant des tribunaux locaux. Les régimes alors en place dans l’ex-Yougoslavie se sont montrés très ambigus vis-à-vis du génocide et des crimes de guerre, tandis que les opinions publiques manifestaient en faveur des criminels… Contrairement au Rwanda, la victoire contre les génocidaires n’y a pas été le fait de nationaux mais de l’Otan. Il a fallu des années pour que soient extradés vers le TPIY les Karadzic et Milosevic…

Malgré les décisions du TPIR, certains nient le génocide des Tutsis au Rwanda.
Tout génocide engendre son négationnisme. Regardez, aujourd’hui, le cas des Rohingyas ! La similitude des discours de la Birmanie et de la communauté internationale est frappante avec ce qui s’est passé en 1994 pour le Rwanda : on ne parle pas des crimes mais essentiellement des réfugiés qui fuient le pays ! La communauté internationale n’accuse pas la Birmanie, par souci de garder un minimum de contacts avec les dirigeants de ce pays - comme on l’avait fait au Rwanda ; et on ne parle que des camps de réfugiés. Là aussi, le négationnisme est à l’œuvre ; voyez le discours de Aung San Suu Kyi : "on ne sait pas ce qui est arrivé exactement", "rien n’est prouvé"…
Le négationnisme est consubstantiel du crime de génocide. Rappelez-vous les autorités françaises qui, en plein génocide, parlaient de "double génocide". Le Département d’État américain, qui avait ordonné à ses fonctionnaires de ne pas utiliser le mot "génocide". Et les ministres belges qui disaient : "rien ne permet d’affirmer que c’est un génocide même si des massacres importants ont lieu".
La justice joue un rôle contre le négationnisme ?
Oui. Au départ, les massacres au Rwanda étaient présentés comme une réaction collective de colère de la population après l’attentat qui avait tué le président Habyarimana, le 6 avril 1994. Donc il n’y avait pas de responsables. Le travail de la justice, c’est de donner des visages au génocide. La conséquence de cette personnalisation, c’est qu’il n’y a pas d’ethnie coupable puisqu’on est parvenu à individualiser les responsabilités.
Quel a été l’apport des procès pour les victimes survivantes du génocide ?
D’abord, le moyen de lutter contre le négationnisme, qui les bouleverse complètement à chaque fois qu’ils y sont confrontés - car beaucoup de partisans du génocide courent encore les rues de Bruxelles et paradent. Ces procès donnent aux victimes un point d’appui qui leur permet de se reconstruire. Les jugements sont comme des sceaux qui attestent de la réalité du génocide.