Le 25 avril, la Belgique a profondément choqué les Arméniens
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/3db27521-05f2-4d07-b3b8-02602abf6d9b.png)
Publié le 02-05-2019 à 14h47 - Mis à jour le 07-05-2019 à 18h40
Le vote des députés belges, le 25 avril, est un choc pour les Arméniens. Comment convoquer un tribunal quand tous les acteurs du génocide sont morts ? À Erevan, le musée poursuit sa quête de vérité.
L’incompréhension règne à Erevan : comment les députés belges ont-ils pu voter une loi réprimant la négation des génocides sans inclure les massacres ordonnés par le régime des Jeunes-Turcs en 1915 et 1916 ? "Si votre pays accepte et reconnaît le génocide arménien, pourquoi ne pas l’inclure dans la loi aussi ?", demande l’influente députée libérale Mane Tandilyan, historienne de formation.
De fait, à l’entrée du mémorial à Erevan, le drapeau belge figure sur le panneau des pays qui ont reconnu le génocide arménien tandis qu’un petit sapin, planté par Charles Michel en octobre dernier, pousse sur la pelouse d’honneur.
Un procès impossible
Le vote à la Chambre a eu lieu le 25 avril, au lendemain du 104e anniversaire du génocide et d’un discours du ministre Reynders à la chambre de commerce belgo-turque. Majorité contre opposition, le "oui" l’a emporté par 69 voix. Cinquante-huit députés se sont abstenus afin de ne pas porter dommage aux autres génocides. Les juristes qui ont préparé la loi ont estimé que seuls les génocides ayant fait l’objet d’une "décision définitive rendue par une juridiction internationale" devaient être concernés par la loi.
Cette vision des choses - "des arguties juridiques !" a tonné Olivier Maingain au Parlement - exclut de facto le génocide arménien. La Convention de l’Onu sur la prévention et la répression du crime de génocide a été adoptée le 9 décembre 1948, soit bien après les massacres dans l’Empire ottoman. Tous ceux qui ont vécu ce génocide - à l’exception d’un homme de 108 ans qui vit à Erevan - sont décédés au point qu’il est impossible de convoquer un tribunal international.
Des témoignages par centaines au musée
Le musée du génocide d’Erevan et d’autres institutions dans le monde, notamment aux États-Unis, ont conservé une importante mémoire de ces massacres. "Chaque semaine, nous explique son directeur, Harutyun Marutyan, des gens nous apportent des souvenirs, la plupart du temps des photos, originales ou pas. Dernièrement, nous avons notamment reçu les mémoires d’un survivant écrites dans les années quatre-vingt."
Ouvert en 1995, le musée conserve près de 400 mémoires et écrits, une centaine de vidéos et plus de 600 témoignages récoltés juste après les massacres, en 1916 et 1917. La plupart de ces témoignages de première main sont en voie de digitalisation.
Selon le directeur, le travail historique a pris du retard car l’Union soviétique, qui avait la mainmise sur l’Arménie après la Première Guerre mondiale, courtisait le monde musulman, notamment l’Azerbaïdjan à qui le Nakhitchevan fut attribué, et considérait que la recherche sur le génocide "encourageait le nationalisme arménien et était donc anticommuniste".
Sous le règne de Brejnev, l’étau idéologique s’assouplit et le gouvernement arménien est autorisé à construire le mémorial élancé que l’on connaît aujourd’hui. Il a été terminé en 1967. Le musée abrite aussi les témoignages de l’époque - des missionnaires scandinaves, des diplomates américains qui avaient consigné leurs observations dans des rapports alors que l’Europe était en pleine guerre.
Dès mai 1915, les alliés avaient pourtant dans une dépêche envoyée à la Sublime-Porte condamné "un crime contre l’humanité". Et des procès condamnant à mort les dirigeants Jeunes-Turcs ont eu lieu en 1919 à Constantinople avant que Mustafa Kemal ne prenne la main et redéploie le nationalisme turc.
"La question du génocide est totalement prouvée aujourd’hui, assure Harutyun Marutyan. On est maintenant dans le champ du politique car certains pays, dont les États-Unis et Israël, ne veulent pas endommager leurs relations avec la Turquie. Pourtant, une étude montre que le commerce bilatéral avec la Turquie n’a pas été affecté dans le chef des pays qui ont reconnu le génocide arménien."
"Je comprends que l’holocauste fasse partie de votre histoire, poursuit-il. Le cas de l’Arménie s’est passé dans l’Empire ottoman. Mais notre génocide est devenu une question morale et politique pour vous. Si vous voulez combattre les génocides, vous devez montrer une responsabilité morale."
"Une tragédie" pour le président turc
La Turquie continue pour sa part de contester le terme de génocide, affirmant qu’il s’agit d’une "tragédie" dans laquelle les deux camps ont souffert. Le 24 avril, jour anniversaire du génocide pour les Arméniens, le président Recep Tayyip Erdogan a rappelé la version turque, c’est-à-dire que des Arméniens ont été déportés parce qu’ils avaient pris fait et cause pour la Russie contre l’Empire ottoman et "massacré" des femmes et des enfants musulmans. Les déporter dans le désert syrien était "la chose la plus raisonnable qui pouvait être faite en ces temps", a-t-il dit. Des dizaines de milliers d’Arméniens sont morts de faim et de soif dans le désert syrien, au point qu’encore aujourd’hui, leurs os affleurent le sol.
L’une des craintes d’Ankara est, comme l’Allemagne l’a fait après la Shoah, de devoir payer d’énormes compensations, voire céder une partie de son territoire, si elle devait reconnaître le génocide. "Nous avons perdu 90 % de notre territoire, assure le directeur du musée. Mais l’important, c’est la justice. Nous voulons la justice."
En bref
L’Arménie, ex-république socialiste soviétique, a des frontières terrestres avec la Turquie à l’ouest, la Géorgie au nord, l’Azerbaïdjan à l’est et l’Iran au sud. Une des plus anciennes civilisations au monde, elle fut au IIIe siècle le premier royaume chrétien.
Le pays a une superficie de 29 743 km2, l’équivalent de la Belgique, mais une population bien moindre de 3 millions d’habitants. Plus d’un million vivent dans sa capitale, Erevan.