Les Nehru-Gandhi, une illustre famille indienne rattrapée par le pouvoir
Héritier d’une lignée qui a marqué l’histoire de l’Inde, Rahul Gandhi espère ravir le poste de Premier ministre au nationaliste Narendra Modi. S’il y parvient, il deviendra le quatrième chef de gouvernement de sa famille.
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- Publié le 21-05-2019 à 19h07
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En Inde, on les appelle par leur prénom: Rahul et Priyanka. Tout le monde connaît leur famille et leur célèbre ascendance, dont le destin aussi glorieux que tragique se trouve lié de manière indissociable à l’histoire de l’Inde contemporaine. Enfants de Rajiv et Sonia Gandhi, petits-enfants d’Indira Gandhi, arrière-petits-enfants de Jawaharlal Nehru, frère et sœur rêvent aujourd’hui de ramener le parti du Congrès au pouvoir face à la redoutable machine politique des nationalistes hindous. Ils sauront ce jeudi si, à l’issue de six semaines de scrutin, ils ont réussi leur pari.
Les Nehru père et fils au côté de Gandhi
La lignée politique dans laquelle s’inscrit Rahul Gandhi, qui aspire à devenir le quatrième premier ministre de sa famille, remonte à Motilal Nehru. Avocat brillant de la haute caste des brahmanes du Cachemire, l’homme en impose. L’époque est au Raj et Motilal, grand admirateur des coutumes britanniques, y a ses entrées.
C’est donc au Royaume-Uni qu’il envoie étudier son aîné, Jawaharlal. Père et fils sont très proches mais quand le jeune homme, qui revient anglicisé et raffiné de sept ans d’études en Angleterre, rejoint le mouvement de Mohandas Gandhi, Motilal Nehru s’en montre d’abord consterné. Il évolue dans les hautes sphères du Congrès ; le parti a été fondé en 1885 pour soutenir la participation des Indiens à la gouvernance certes, mais il coopère avec les Anglais. Et puis tout sépare les Nehru, laïcs, de Gandhi, le guide spirituel : la naissance, le style de vie, la vision de la société, la religion. Leur rencontre avec le mahatma forgera néanmoins le destin des Nehru. Le massacre d’Amritsar, perpétré en 1919 par les soldats britanniques, convainc Motilal de soutenir lui aussi le mouvement de Gandhi pour l’indépendance.
En 1921, les Nehru se retrouvent, pour la première fois, derrière les barreaux. Jusqu’à l’indépendance, Jawaharlal passera dix années de sa vie en prison. Les longs mois de détention dans la solitude et le silence mûrissent sa pensée. Ils le plongent dans la déprime mais ils exacerbent aussi sa révolte. Il s’impose comme leader de la lutte pour l’indépendance, en raison de ses talents et de sa relation privilégiée avec Gandhi. C’est grâce au soutien de ce père spirituel que Jawaharlal succède à Motilal Nehru à la tête du Congrès en 1929.

La Seconde Guerre mondiale ne met pas entre parenthèses les revendications indépendantistes, loin de là. Le travailliste Clement Atlee, devenu premier ministre britannique en 1945, entreprend la décolonisation de l’empire. Et “voici venu le moment, rare dans l’Histoire, où nous passons d’un âge ancien à une ère nouvelle, où une époque prend fin et où l’âme d’une nation, longtemps étouffée, peut enfin s’exprimer”, déclare Nehru peu avant ce 15 août 1947.
Mais l’indépendance scelle également la partition de l’empire colonial entre l’Inde et le Pakistan. Elle s’accompagne de violences inimaginables entre hindous et musulmans, de déplacements de millions de personnes et de morts par centaines de milliers. Le mahatma Gandhi est assassiné par un nationaliste hindou en 1948. “Désormais, vous êtes le seul chef à bord”, souffle le dernier vice-roi des Indes, Lord Mountbatten, à Nehru.
Premier chef du gouvernement indien (il le restera jusqu’à sa mort en 1964), il trouve le réconfort auprès d'Edwina Mountbatten. Et appelle Indira auprès de lui.
Indira, de la petite fille timide à la cheffe autoritaire
À la naissance de sa fille, tous se lamentent pourtant : ce n’est pas un fils… “Vous n’avez pas honte ?”, s’insurge Motilal. “La fille de Jawaharlal peut se montrer supérieure à un millier de fils !” Son grand-père la considère comme “son petit-fils” et “j’ai grandi comme un garçon manqué”, raconte-t-elle. Ballottée entre une mère malade et un père absent – en voyage ou en détention -, elle fait son chemin, enfant seule parmi des adultes obsédés par la politique, tour à tour choyée et délaissée.
Nehru l’envoie étudier en Angleterre où la jeune fille timide peine à s’intégrer. C’est Feroze Gandhi, un jeune homme extraverti qui évoluait dans l’entourage de sa mère Kamala Kaul, qui la sortira de son marasme. Il lui fait des avances, elle finit par lui dire oui, à Paris. Nehru, en prison, accueille la nouvelle avec réticence – Feroze est parsi – mais il ne s’opposera pas à cette union (qui explique pourquoi le nom Gandhi est désormais porté par les descendants de Nehru). Sa vie, Indira la voit en famille. “Sacrifier son foyer à une cause, qu’à tort ou à raison l’on juge grande, cela en vaut-il la peine ?”, assène-t-elle à son père. Pourtant, quand Nehru l’appelle à ses côtés, elle répond présente, quitte à mettre son couple en danger.
Elle le suit comme une ombre, rencontre les grands du monde dans sa foulée, participe à la conférence de Bandung qui inscrit l’Inde dans le camp des États non alignés. Et c’est à elle qu’on fait appel en 1959 pour prendre les rênes du Congrès, devenant le troisième membre de la famille à assumer cette charge, malgré l’opposition de son père. “La notion de succession dynastique est tout à fait étrangère à une démocratie parlementaire comme la nôtre”, affirme-t-il.

À la mort de Nehru, Indira refuse le poste de premier ministre. Mais, deux ans plus tard, la disparition du chef du gouvernement Lal Bahadur Shastri la propulse sur le devant de la scène. Le président du Congrès, Kumaraswami Kamaraj, le dernier des grands disciples du mahatma Gandhi, rallie ses troupes : “Elle connaît les leaders du monde entier, a beaucoup voyagé avec son père, a grandi parmi les grands hommes du mouvement d’indépendance, a un esprit rationnel et moderne, est totalement exempte de tout esprit de chapelle lié à une région, à la caste ou à la religion. Elle a peut-être hérité le tempérament scientifique de son père et, par-dessus tout, elle peut gagner les élections de 1967”. De fait.
Indira Gandhi, une fois en poste, se révèle de surcroît déterminée, forte, autoritaire. Dans la lignée de son père, elle entend fonder sa politique sur le socialisme, le non-alignement et la défense d’une démocratie laïque. Mais n’hésite pas non plus à utiliser des méthodes dictatoriales pendant deux ans pour asseoir son pouvoir. Défaite aux élections de 1977, elle renoue avec les affaires de l’État en 1980. Le 30 octobre 1984, à Bhubaneswar, elle tient cet étonnant discours : “Je suis ici aujourd’hui, je pourrais ne plus être là demain. […] Peu importe que je vive ou meure. […] Je suis fière d’avoir consacré ma vie entière au service de mon peuple. Je continuerai à son service jusqu’à mon dernier souffle.” Le lendemain, elle est assassinée par ses gardes du corps sikhs devant sa résidence de Delhi pour avoir ordonné l’attaque du Temple d’Or contre les séparatistes du Pendjab.

Rajiv, successeur malgré lui
Son fils aîné se voit rattrapé par le destin familial. Pilote d’avion, Rajiv vit heureux avec son épouse italienne, Sonia, rencontrée dans un restaurant grec de Cambridge. Il reste d’autant plus loin de la politique qu’Indira a fait de son fils cadet, Sanjay, son collaborateur. “Il était plus un extraverti et moi un introverti”, rapporte Rajiv. Sanjay, passionné de prototypes automobiles, n’est en rien qualifié pour gouverner, il n’a même pas le diplôme de secondaire. Durant l’état d’urgence proclamé par Indira, il exécute les basses œuvres de la première ministre. Mais le dauphin disparaît dans un accident d’avion en 1980 et “ma mère m’a appelé dans sa solitude”, se souvient Rajiv. Lui n’est mu par aucune ambition politique, “ma seule motivation était d’être à ses côtés”. “Elle ne m’a donné ni direction, ni formules, ni prescriptions. Elle m’a juste dit : ‘Comprends l’Inde réelle, son peuple, ses problèmes’. Je me suis donc plongé dans le travail.”

Quelques heures après l’assassinat d’Indira Gandhi, les leaders du Congrès bombardent premier ministre celui qui n’était candidat à rien. Rajiv n’avait exercé que quelques responsabilités secondaires, comme Indira en son temps, mais il doit accepter le poste sous la pression du parti qui espère capitaliser sur la popularité de son nom. À raison : le Congrès remporte les élections de 1984 avec un score sans précédent. Mais quelques années plus tard, en 1991, alors qu’il est en campagne électorale, Rajiv est tué à son tour, dans un attentat-suicide perpétré par les Tigres tamouls de Sri Lanka.
Son épouse Sonia, propulsée dans un monde auquel elle était loin de se destiner, résiste à la pression du parti qui l’appelle, à son tour, à son chevet. Traumatisée par les morts violentes, elle est en dépression. Mais le Congrès, moribond, se montre insistant, elle finit par se laisser convaincre d’en reprendre les rênes en 1997. Elle le ramène aux responsabilités en 2004 et, si elle refuse alors de devenir première ministre, elle n’en dirigera pas moins son pays d’adoption dans l’ombre pendant une décennie.
Au tour de Rahul
2004 est aussi l’année où son fils Rahul se porte candidat pour la première fois. Diplômé de Cambridge, il a d’abord travaillé à Londres comme consultant en management. À son retour en Inde, élu député, il évolue dans le sillage de sa mère. Il faut du temps à ce célibataire, pas très charismatique, dilettante sur les bords, avant de se voir confier, en 2017, la présidence du Congrès sérieusement mis à mal par les nationalistes.
Dans sa mission de reconquête du pouvoir, il peut désormais compter sur un fameux atout en la personne de sa sœur Priyanka. Femme d’affaires, elle s’est tenue relativement éloignée de la politique (aussi éloignée que possible pour une descendante de Nehru), pour protéger ses deux enfants de la violence dont elle a elle-même connu les tourments. Investie au début de l’année de responsabilités dans l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé du pays (228 millions d’habitants), elle tente de mobiliser l’électorat oublié du développement avec une empathie et un franc-parler qui séduisent ceux qui viennent l’écouter. Son visage, son nez aquilin et son allure rappellent en plus aux Indiens sa grand-mère Indira. Les nationalistes ont beau jeu de dénoncer la “conception dynastique de la politique” du Congrès : que vaut un parti qui prône l’égalité des chances tout en ne sacrant que des Nehru-Gandhi ?

Alors que les projecteurs sont aujourd'hui braqués sur les têtes d’affiche Rahul et Priyanka, il est un autre Gandhi qui creuse son sillon en politique, Varun, fils unique de Sanjay et Maneka Anand. Et c’est dans les rangs nationalistes que cet autre descendant et sa mère se font une place. Lui comme député depuis 2009 ; elle comme ministre des Femmes dans le gouvernement sortant de Narendra Modi. Alors, des Nehru – Gandhi, il y en aura de toute façon au pouvoir.