Au plus près du danger, la ville de Kherson attend la contre-offensive ukrainienne
La majorité des habitants ont fui cette ville du sud de l’Ukraine, à portée de l’artillerie et même des fusils russes. Ceux restés sur place attendent qu’une contre-offensive ukrainienne ne permette à un semblant de vie normale de reprendre son cours.
Publié le 28-04-2023 à 10h03 - Mis à jour le 28-04-2023 à 13h34
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Derrière un étal aux trois quarts vide, les gros bras d’Oleh se lèvent et retombent avec impuissance. “Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? J’ai eu à peine cinq clients depuis que je suis arrivé à huit heures.” Il est déjà presque dix heures, et la poignée de personnes qui déambulent dans les allées du marché central de Kherson – un hangar fermé en centre-ville – ne se pressent pas pour acheter le salo (une tranche de graisse saumurée et assaisonnée), les ventrèches ou le fromage de tête d’Oleh. “Les gens ne reviendront que quand ils arrêteront de tirer”, assure l’homme d’une voix triste.
Depuis la reprise de la ville par l’armée ukrainienne au mois de novembre, le bruit des explosions est une constante de la vie à Kherson. Une sorte de “musique” de fond permanente autant qu’épuisante. Et si la plupart des déflagrations sont lointaines, en voilà ce matin une qui vient faire trembler les vitres du marché. Pas assez proche, pourtant, pour faire broncher qui que ce soit parmi la maigre assemblée.
“Les affaires sont modestes, il y a vraiment peu de monde dans la ville”, explique pudiquement Svetlana derrière sa pile de bocaux remplis de miels de toutes teintes. Avant d’être interrompue par un bruit déchirant, un coup de tonnerre et un fracas de verre brisé, avant que s’ensuive une vague de panique. Quelques minutes après la première explosion, un obus russe vient en effet de s’écraser dans la partie extérieure du marché, faisant un mort et neuf blessés. Un jour comme un autre à Kherson….

À portée de fusil et des mortiers russes, malgré le Dniepr
Capturée par l’armée russe dans les premiers jours de l’invasion et occupée par Moscou jusqu’au mois de novembre, Kherson est l’une des trois grandes villes ukrainiennes au plus près du danger. Kharkiv n’est, dans le nord-est du pays, plus si proche de la ligne de front depuis la contre-offensive ukrainienne du mois de septembre, mais se trouve toujours à 20 immuables kilomètres de la frontière russe. Zaporijjia, dans le centre, reste à trente kilomètres d’une ligne de front qui n’a dans cette région pas beaucoup bougé depuis le début de l’invasion. “Kharkiv et Zaporijjia sont des villes proches de la ligne de front, explique Oleksandr Tolokonnikov, le porte-parole de l’administration militaire de la région de Kherson. La différence c’est que Kherson n’est pas proche de la ligne de front, elle est sur la ligne de front”.
La ligne de front, c’est le Dniepr, un fleuve derrière lequel les troupes russes se sont retranchées au mois de novembre lors de leur retraite de la région. En aval de Zaporijjia, il est large de près de 15 kilomètres, gonflé par la retenue d’eau de la centrale hydroélectrique locale. Mais il ne fait que se rétrécir en arrivant à Kherson, 300 mètres de large à peine au niveau de la ville, largement de quoi permettre aux unités russes et ukrainiennes de s’observer à la jumelle, largement de quoi aussi mettre les habitants de Kherson à portée de fusil et de mortiers. Le 12 avril, un homme de 70 ans a ainsi été tué par un obus russe après être sorti en bateau sur le fleuve pour pêcher. Les marécages et chapelets d’îlots qui forment, au sud, le delta du Dniepr sont depuis plusieurs mois le théâtre d’escarmouches entre forces spéciales russes et ukrainiennes.
Des quartiers fantômes
Huit mois d’occupation et six mois de frappes quasi journalières ont fait de Kherson une ville à l’arrêt, presque morte. D’après Oleksandr Tolokonnikov, des quelque 280 000 habitants qui arpentaient encore ses imposantes avenues au début de l’invasion, il n’en restait déjà qu’environ 70 000 à la libération de la ville, tandis que 20 000 personnes de plus ont été évacuées depuis lors. À portée de tir même de mortiers légers, les zones le long des berges sont devenues des quartiers fantômes. “Lorsqu’on patrouille là-bas, c’est pour éviter les vols, des gens qui vont se rendre dans des appartements vides ou éventrés par des frappes”, explique Vadim Yarentchouk, commandant d’un bataillon de la police de patrouille locale. Dans le centre-ville, Youri, chef d’entreprise d’une société de logistique à l’arrêt depuis le début de l’invasion, montre sur son téléphone le système de commande à distance sophistiqué lui permettant de vérifier l’état de son appartement dans le quartier d’Ostriv, non loin des berges. L’appartement est intact, mais l’immeuble a été touché par une frappe et n’est plus occupé que par une poignée d’habitants. Lui-même a préféré se réfugier dans les locaux de son entreprise, non loin de la gare.
Dans cette cité dévastée, les habitants, dépendants désormais largement de l’aide humanitaire pour leur survie, attendent ainsi la contre-offensive ukrainienne pour espérer reprendre un semblant de vie normale. “La plupart des parents n’envisagent de revenir à Kherson qu’après la victoire. D’autres attendent au moins que les Russes reculent un petit peu”, explique Tatyana Tonkonok. Cette enseignante restée à Kherson continue pour sa part à travailler à distance, alors que la quasi-totalité des enfants de sa classe de primaire ont fui la ville. Dans une zone résidentielle non loin des berges mais épargnée par les frappes, Tatyana promène son chihuahua tranquillement, sans prêter attention au bruit lointain des explosions – frappes russes ou, peut-être, tirs de l’artillerie ukrainienne – vers la rive gauche. “Tout ira bien, assure-t-elle. Il faut juste endurer encore un peu”.