Reportage à Bursa, ville symbole de la résilience de l’AKP et d'Erdogan: "Ici, le pouvoir utilise tous les moyens de l’État à sa disposition”
Ville industrielle côtière de la mer de Marmara, Bursa et sa population ouvrière restent un bastion pour le parti de la Justice et du Développement (AKP) du président Erdogan, malgré une poussée nationaliste.
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- Publié le 27-05-2023 à 19h56
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Situé au fond du garage, le bureau de la comptabilité sent l’essence et le tabac froid. Veli ferme la porte derrière lui, s’essuie le front d’un revers de main avant de s’effondrer dans un large fauteuil noir. Habitant de la ville de Bursa (3,1 millions d’habitants), sur les bords de la mer de Marmara, ce père de deux enfants s’inquiète pour l’avenir de son pays. Avec une vingtaine de salariés sous sa responsabilité, le garagiste de 40 ans travaille sans relâche pour réussir à boucler les fins de mois.
“J’ai toujours été nationaliste, mais depuis que le MHP (parti de l’Action nationaliste, extrême droite) a fait alliance avec l’AKP (parti de la Justice et du développement, au pouvoir), j’ai été déçu, lance le garagiste, Il est évident que l’AKP ne parvient plus à gouverner vu la crise économique. Pour moi, défendre son pays, c’est avant tout trouver des solutions à ce problème”, assure Veli. Comme une partie de l’électorat “indécis” qui a fait l’objet de toutes les spéculations pendant la campagne, il a fini par glisser un bulletin pour le 3e candidat à la présidentielle, l’ultranationaliste Sinan Ogan, le 14 mai.
Contrairement aux prévisions d’une dizaine d’enquêtes d’opinion, l’indéboulonnable président Recep Tayyip Erdogan est à nouveau arrivé en tête de l’élection présidentielle avec 49,5 % des voix, soit près de cinq points d’avance sur son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu (44,8 % des voix). Le 3e candidat, Sinan Ogan, a également créé la suprise et confirme le repli vers les valeurs nationalistes d’un électorat parfois désorienté par la constitution de coalitions hétéroclites.
Le scrutin parlementaire, tenu le même jour, s’est soldé par l’émergence d’un hémicycle très nationaliste et conservateur. Deux tiers des députés sont issus de partis de droite : 322 députés issus des partis de la coalition gouvernementale (AKP, MHP, Hüda-Par, Yeniden Refa) auxquels s’ajoutent les 43 députés du Bon Parti, dirigé par Meral Aksener, une formation alliée de la coalition d’opposition mais composée de transfuges de l’extrême droite et d’autres courants nationalistes plus laïques et républicains (ulusalci).
L’opposition groggy
Groggy suite à ces résultats inattendus, la coalition d’opposition a mis quelques jours avant de relancer sa campagne pour le 2e tour et la réorienter sur des valeurs chères à la droite : la politique migratoire et l’éradication des organisations considérées comme terroristes. En quelques jours, Kemal Kiliçdaroglu, le “Ghandi turc” comme l’avaient surnommé les observateurs, s’est transformé en chantre de l’autorité de l’État régalien. Il n’a finalement pas réussi à convaincre Sinan Ogan, éphémère “faiseur de roi”, qui a appelé son électorat à soutenir Recep Tayyip Erdogan ce dimanche 28 mai, pour le 2e tour de la présidentielle.
À l’image de la moyenne du pays, tant l’AKP que Recep Tayyip Erdogan ont légèrement reculé dans les urnes à Bursa en comparaison du scrutin présidentiel et législatif de 2018 (55,5 % pour Erdogan, et 45,8 % pour l’AKP), mais ils gardent une confortable avance sur leurs concurrents. Les vingt et une années au pouvoir n’ont que peu érodé la popularité du président qui y a remporté 51,5 % des suffrages lors du premier tour. Quant aux législatives, la coalition gouvernementale, l’Alliance du Peuple, a conquis 12 des 20 sièges réservés à la ville de Bursa.
Le choix de la continuité influencé par la propagande gouvernementale
“Vous voyez la longueur des files d’attente devant le restaurant de kebabs ? Ils disent qu’il y a une crise économique mais les restaurants et les cafés ne désemplissent pas”, s’étonne Adnan, quadragénaire à la barbe naissante, qui assure le service dans un restaurant du centre-ville historique de Bursa. À quelques rues de là, en contrebas du marché couvert, le jeune Ahmet tient une coutellerie traditionnelle et fait le même constat : “Nous constatons une légère baisse des achats pour les cadeaux, mais les ventes restent bonnes pour les couteaux professionnels”, assure-t-il.
La crise économique qui touche le pays était donnée comme le principal obstacle à la réélection de Recep Tayyip Erdogan, mais à Bursa, l’effritement du soutien est limité. “Il y a eu une légère érosion du vote AKP, certes, mais il faut relativiser. Quel homme d’État peut rester au pouvoir pendant 21 ans ? ”, fait remarquer Davut Gürkan, président de la branche AKP de la région de Bursa, depuis les vastes bureaux du parti.
Originaire de Bursa, ce quinquagénaire dynamique connaît la sociologie de sa ville sur le bout des doigts. “Ici, près de 75 % des électeurs sont soit des ouvriers, soit des commerçants, soit des fonctionnaires, soit des retraités dont la vie dépend très directement des choix politiques du gouvernement central. […] Les habitants de Bursa ont voté pour la continuité”, conclut-il.
Cette année, le parti Républicain du peuple (CHP, principal parti d’opposition) a obtenu 6 sièges au Parlement, soit un siège supplémentaire par rapport à 2018. Depuis son bureau de campagne, Kayihan Pala, fraîchement élu député CHP, s’en réjouit mais reste cependant lucide quant à la marge de manœuvre de son camp : “Nous n’avions pas mesuré la puissance de la propagande du gouvernement. Nous nous sommes rendus dans des villages de campagne de Bursa. Dans les cafés de quartier, ce sont toujours les mêmes chaînes progouvernementales qui sont allumées. Le pouvoir utilise tous les moyens de l’État à sa disposition”.
Un risque de démobilisation
La bataille électorale se joue désormais par médias interposés. Le président Erdogan a sous-entendu que le CHP collaborait avec le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan, organisation armée considérée comme terroriste par Ankara) en renvoyant vers une vidéo largement diffusée dans ces meetings qui s’est révélée être un montage. En retard dans les sondages d’opinion, Kemal Kiliçdaroglu a de son côté accepté de participer à la très populaire émission de débat avec le public “Micro Libre”, diffusée sur Youtube, qui a enregistré plus de 20 millions de vues en 48h.
Mais les résultats du premier tour ont déçu une partie de l’électorat qui risque de se démobiliser pour le 2e tour. Et la présence d’une majorité de députés de droite au Parlement pourrait achever de convaincre les indécis de voter Recep Tayyip Erdogan pour éviter les luttes de pouvoir au sommet de l’État et l’instabilité qui en découlerait.