Guerre en Ukraine: "J’ai le droit de dénoncer un régime que je considère comme fasciste"
Des dizaines de Russes comparaissent quotidiennement devant la justice pour s’être opposés à la guerre. Ils passent pourtant parfois sous les radars des médias. Anatoly Roshine est l'un d'eux. Rencontre.
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- Publié le 31-05-2023 à 06h38
- Mis à jour le 31-05-2023 à 09h25
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Le tribunal de Lobnia, à une vingtaine de kilomètres de Moscou, est vide. La cour ne s’est pas encore installée lorsque Anatoly Roshine, 75 ans, entre dans la pièce, libre, accompagné de sa femme et d’un voisin. “J’ai dit à mes soutiens de ne pas venir. Mon avocat est malade, nous allons reporter l’audience”, précise-t-il, se plaçant devant une grande cage en fer. Malicieux, il lance : “c’est déjà une bonne chose que je ne sois pas dans la cage”. Et profite de l’absence de la cour pour s’écrier, dans un défi lancé à la justice : “Je ne lâcherai rien, j’ai le droit de dénoncer un régime que je considère comme fasciste, d’être contre cette guerre lancée contre mon pays d’origine, l’Ukraine”.
Des propos illégaux en Russie, mais la juge, qui entre dans la pièce, n’a rien entendu. Ces déclarations n’auraient peut-être pas changé grand-chose à son cas. Le grand-père, ancien ingénieur, est justement convoqué par la justice pour avoir tenu ces mêmes propos sur internet. Il décline son identité, justifie l’absence de son avocat et accepte un report de l’audience.
Près de 20 000 personnes arrêtées
Le retraité, bavard, confie : “J’admets que je ne savais pas que la police surveillait mes réseaux sociaux, mais j’assume. Et je le répéterai autant qu’il le faut”, insiste-t-il. Anatoly Roshine est poursuivi au nom de l’article 280.3 sur le “discrédit répété de l’armée”. C’est cette loi, apparue au lendemain de l’offensive russe en Ukraine, qui entend faire taire la population. Concrètement, il lui est reproché d’avoir qualifié “l’opération spéciale” du Kremlin de “guerre”, “d’agression militaire”, et d’avoir accusé le Kremlin de mener une “politique du fascisme” sur divers réseaux sociaux. Il risque jusqu’à trois ans de prison.
Les Russes qui ne sont pas partis en exil sont des milliers à s’opposer à la guerre malgré les risques encourus. D’après l’ONG OVD Info, qui répertorie toutes les arrestations et les audiences, près de 20 000 personnes ont été arrêtées pour avoir protesté contre la guerre depuis février 2022. L’organisation comptabilise une moyenne de 80 audiences par semaine dans l’ensemble du pays.
Des aiguilles sur sa pancarte antiguerre
Petite barbe, lunettes rectangulaires grises, avec des cheveux longs qui forment une tresse, Anatoly Roshine est un peu le personnage exotique de Lobnia. “Je me suis rendu compte, lors des manifestations de 2019 contre les élections locales falsifiées, que j’étais le seul à y représenter ma ville, à protester”. L’homme est bien connu de la police locale. Ces vingt dernières années, ce pacifiste invétéré n’a jamais cessé de se placer sur l’avenue principale de cette ville de 90 000 habitants, pancarte en main entre la gare et les immeubles d’habitation, pour dénoncer les actions du Kremlin. “En fin de journée, des centaines de personnes passaient devant moi, de retour du travail. J’ai manifesté contre la guerre en Tchétchénie, les élections falsifiées, la répression des manifestations en Biélorussie, l’emprisonnement d’Alexeï Navalny, puis la guerre en Ukraine. De manière générale, les réactions des gens étaient positives”, se rappelle-t-il. Il a tout même fini par installer des aiguilles sur sa pancarte antiguerre pour empêcher les “patriotes-Z” de la saisir.
À ses côtés, sa femme, souriante mais inquiète, ne dit rien. Elle le suit à chaque procès et semble pleine d’admiration face à cet homme qui se bat contre le président russe comme il se bat contre son cancer. Il sourit : “Je lis tout ce qu’on m’envoie sur les réseaux sociaux, je discute avec les gens, je tente de convaincre et ça me fait du bien. Je crois que ça me permet d’éviter la démence.”
Je discute avec les gens, je tente de convaincre et ça me fait du bien. Je crois que ça me permet d’éviter la démence
Courageux et espiègle
Lorsque le commissaire de la ville est venu le perquisitionner début mai, les choses se sont passées en douceur. “Ça a été rapide, ils ont embarqué mon ordinateur, mon téléphone, une affiche et un drapeau ukrainien. Vous auriez vu leur tête quand ils l’ont trouvé ! Mais ils n’ont pas vu mes pancartes antiguerre sur mon armoire…” Il s’amuse à rejouer la scène et explique avoir tenté de mettre les policiers face à leurs contradictions : “Ils ont signé leur procès-verbal sur mon bureau, à côté d’une photo de mon père qui a combattu les nazis, mais ça ne tilte pas dans leur tête”. À côté de la photo, il a consciencieusement posé un exemplaire de 1984 de Georges Orwell, au cas où la police ferait le lien…
L’ancien ingénieur n’explique pas la relative tolérance des autorités à son encontre. Loin d’être un traître pour sa patrie, il a même participé à la conception du MI-26, le plus gros hélicoptère de l’armée russe. Sa maladie a peut-être un temps freiné la police locale qui semble désormais, selon le dernier rapport reçu par le couple, prête à l’envoyer en prison.