Mikhaïl Khodorkovski : "Vladimir Poutine n'est pas un dirigeant, c'est un bandit, il frappe d'abord et discute ensuite"

L’un des plus anciens et illustres opposants à Vladimir Poutine était de passage à Bruxelles pour préparer "la Russie d’après”. La Libre l'a rencontré.

Mikhaïl Khodorkovski
Mikhaïl Khodorkovski ©AFP

Et maintenant, je donne la parole à quelqu’un qu’il n’est plus nécessaire de présenter”, annonce le speaker du Parlement européen aux trois cents personnes présentes lundi dans l’hémicycle : “Mikhaïl Khodorkovski !” L’espace d’une seconde, on aurait presque le sentiment de se trouver dans un stade de foot lors de la montée de Lionel Messi sur le terrain. La mine sombre, le regard intense, le plus célèbre opposant à Vladimir Poutine salue discrètement son audience sous un tonnerre d’applaudissements. Dans le monde des Garry Kasparov, Alexeï Navalny et autres ennemis jurés du président russe, Khodorkovski est une superstar.

Khodorkovski, première fortune de Russie

Pur produit des années Eltsine, issu d’une modeste famille d’ingénieurs moscovites, Mikhaïl Khodorkovski est un petit génie précoce et opportuniste qui profite de la chute du mur pour se lancer dans les affaires. Il fonde sa propre banque à 26 ans, occupe brièvement le poste de ministre de l’Energie en 1993, et prend le contrôle du groupe pétrolier Ioukos dans des conditions opaques deux ans plus tard, lors de la privatisation des entreprises russes. À l’orée des années 2000, l’oligarque prend tout le monde par surprise en optant pour une gestion à l’occidentale en se rapprochant du groupe américain ExxonMobil. Avec 15 milliards de dollars estimés par le magazine Forbes, Khodorkovski dispose alors de la première fortune de Russie, mais ne cache pas ses opinions politiques. Il soutient ouvertement l’opposition et finance la société civile à coups de millions.

Dix ans dans une geôle sibérienne

Lorsque Vladimir Poutine s’engage à mettre un terme à l’influence politique des oligarques lors de sa première campagne présidentielle, en 2000, Khodorkovski apparaît donc inévitablement en ligne de mire. Élu dès le premier tour dans un pays à bout de souffle qu’il s’engage à reconstruire économiquement, Poutine passe rapidement à l’action. Le nouveau maître du Kremlin invite les oligarques les plus puissants dans son antre en 2003, dont le patron de Ioukos, qui l’attaque frontalement en dénonçant la corruption au sommet de l’État. Dans une passe d’armes devenue célèbre, Vladimir Poutine réagit en lui demandant “M. Khodorkovski, êtes-vous sûr d’être en règle avec le fisc ?” “Absolument”, répond l’intéressé. “Eh bien, on verra”, rétorque Poutine dans une ambiance que l’on imagine glaciale.

Quelques mois plus tard, Mikhaïl Khodorkovski est arrêté, condamné à quatorze ans d’emprisonnement pour fraude fiscale et enfermé durant dix ans dans des geôles de Sibérie puis de Carélie. Lorsqu’il est gracié à la surprise générale en 2013 par son ennemi juré qui tient à faire bonne figure avant l’ouverture de Jeux Olympiques de Sotchi, Khodorkovski s’exile en Suisse, en Allemagne, puis en Grande-Bretagne, où il réside depuis 2015 et demeure un vigoureux opposant au “régime fasciste” de Vladimir Poutine et l’invasion russe en Ukraine.

La Libre l'a rencontré. Interview.

Mikhaïl Khodorkovski
Mikhaïl Khodorkovski ©AFP

Vous connaissez bien Vladimir Poutine. La guerre en Ukraine était-elle prévisible ?

Ne surestimons pas ma relation avec M. Poutine. La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a 21 ans (sourire). Il a beaucoup changé depuis lors, et je dirais que tout ce qu’il fait aujourd’hui s’annonce effectivement depuis le début des années 2010 (Vladimir Poutine a entamé son troisième mandat présidentiel en 2012, après avoir un temps passé la main à Dimitri Medvedev pour des raisons constitutionnelles, NdlR). Sa prise de décision, son rapport aux médias, tout s’est durci à ce moment-là.

Vous jugez ouvertement “trop léger” le soutien militaire occidental apporté à l’Ukraine, pourquoi ?

Poutine est un homme extrêmement prudent. Il évalue chacune de ses actions de guerre avant de les appliquer. S’il ne reçoit pas de message clair de l’extérieur, de réprimande, il passe à l’étape suivante. Ne pensez pas qu’il n’est pas prêt à aller au bout de l’affrontement, il l’est. C’est un ennemi dangereux contre lequel il ne faut pas faire les choses à moitié. Les dirigeants occidentaux font généralement la même erreur : ils voient en Poutine un collègue, autoritaire certes, mais un collègue quand même. Ce n’est pas le cas. Poutine n’est pas un dirigeant, c’est un bandit. Quelle est la différence entre un homme politique et un bandit ? L’homme politique négocie, cherche un arrangement, menace s’il n’y parvient pas, puis applique la force en dernier recours. Le bandit frappe d’abord et continue si vous ne lui opposez pas de résistance. Il n’entamera des discussions que si vous répliquez avec fermeté.

On évoque parfois l’Ukraine comme “une première étape” vers d’autres conquêtes, est-ce plausible ?

Non, vous constatez comme moi les limites de l’armée de Poutine. Il est évident qu’il perdrait très rapidement tout affrontement direct avec l’OTAN. Ce qui renvoie à l’option nucléaire, mais Poutine n’est pas suicidaire, il est bien conscient des conséquences.

Quel impact la destruction du barrage Kakhovka peut-elle avoir sur le front militaire?

La guerre en Ukraine était-elle une erreur stratégique qui pourrait mener à l’instauration d’un autre type de régime en Russie ?

Oui, la guerre était une erreur, mais l’invasion ne cessera qu’avec un effondrement du régime de Poutine, et ce n’est possible que si l’Occident continue à soutenir massivement l’Ukraine. Si Poutine disparaît, tout son système s’effondre, car il est entièrement basé sur sa personne. Et je suis absolument convaincu que les forces démocratiques russes que vous voyez au Parlement européen aujourd’hui peuvent jouer un rôle considérable dans la Russie post-Poutine. C’est pour cela que je suis là : tous ces activistes, partis politiques et journalistes ont besoin d’élaborer un socle de valeurs communes, former une coalition, et trouver du soutien à l’étranger. Si ces conditions sont réunies, ils auront une influence en Russie, et le pays se démocratisera inévitablement.

Le Parlement européen estime que la démocratie est “la meilleure option pour la Russie comme pour l’Europe”. Compte tenu de l’histoire, des traditions, et des réalités territoriales russes, peut-on en douter ?

(Sourire) Encore faut-il définir ce que signifie “démocratie”. Pour Poutine, la démocratie est le fait que les minorités se plient à la volonté de la majorité. Je pense, au contraire, que la démocratie consiste à reconnaître l’existence et les droits des minorités. De ce point de vue-là, la démocratie est bel et bien le système le plus efficace pour diriger le pays. Prenons l’exemple de la Suisse (où Mikhaïl Khodorkovski a vécu en 2014 avant de s’installer à Londres, NdlR), ou plutôt du confédéralisme. Un pays comme la Russie dont le territoire s’étend sur dix fuseaux horaires est impossible à diriger telle une entité unique. Nous pourrions en revanche nous inspirer des cantons suisses, qui fonctionnent avec un réel degré d’autonomie.

Ne serait-il pas plus probable qu’en cas de défaite, Vladimir Poutine soit renversé par des partis nationalistes d’extrême droite ?

C’est possible, si. Ce ne serait pas le scénario le plus souhaitable, mais c’est possible. Pour éviter cela, il faut procéder méthodologiquement. Premièrement, créer une république parlementaire où sont représentés plusieurs groupes politiques. Deuxièmement, reconnaître l’influence des régions. Et troisièmement, donner aux gouvernements locaux et régionaux la possibilité d’exercer un réel pouvoir. Je peux vous garantir que si les Russes goûtent à ce système, vous ne serez plus capable de le leur retirer.

"J’ai le droit de dénoncer un régime que je considère comme fasciste"

Beaucoup d’opposants évoquent un véritable “lavage de cerveau” des Russes. Cela permet-il effectivement d’expliquer en partie l’évolution du pays depuis vingt ans ?

Oui, les cerveaux des Russes ont été nettoyés. La guerre était une erreur, mais le message demeure : “Nous sommes en guerre, nous n’avons d’autre choix que de gagner, il en va de la survie de la Russie”. C’est faux, mais c’est ce que Poutine martèle et veut faire croire pour conserver le soutien de la population.

Comment changer de récit collectif et ouvrir la porte à une alternative ?

L’Histoire a malheureusement démontré que les conditionnements ont la vie longue. Tout va dépendre de l’approche occidentale. Si l’Occident dresse une barrière entre son territoire et une Russie détruite, il annihile toute possibilité de changer les modes de pensée. Si, à l’inverse, on est dans un processus d’inclusion – tel que promu par le Parlement européen – on ouvre une voie à la démocratie. Tous les Russes ne seront pas convaincus, cela prendra du temps, mais ça finira par passer. L’approche européenne est essentielle et le message doit être clair : "Vous n’êtes pas notre ennemi, Poutine était notre ennemi."

Vous tenez un discours très politique, seriez-vous candidat à la succession de Vladimir Poutine ?

Non, je suis contre l’existence même d’une présidence en Russie. Je pense qu’il faut trouver un modèle de gestion collective.

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