Suite à plusieurs féminicides, une vague de révolte balaie les Balkans: "Le silence vaut approbation"
Longtemps, on n’en parlait pas. Alors que des dizaines de femmes sont assassinées chaque année dans les Balkans, souvent par leurs partenaires ou anciens partenaires, une vague de révolte et d’indignation secoue la région, de la Bosnie-Herzégovine à la Bulgarie, en passant par le Kosovo et la Serbie.
Jean-Arnault Dérens- Publié le 30-08-2023 à 12h30
- Mis à jour le 30-08-2023 à 13h33
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Ce mois d’août, des milliers de personnes ont battu le pavé des rues de Sarajevo, de Mostar et de Zenica pour dire “non à la violence” et rappeler que “le silence vaut approbation”. Une mobilisation qui a gagné Banja Luka, la capitale de la Republika Srpska, “l’entité serbe” d’une Bosnie-Herzégovine toujours divisée. La colère unanimement partagée a même contraint les différentes autorités bosniennes à se mettre pour une fois d’accord, en décrétant un jour de deuil à l’échelle de tout le pays.
À l’origine de ce mouvement inédit, le crime survenu dans la ville de Gradačac est particulièrement choquant : le 11 août, Nizama Hećimović, une femme de 37 ans, a été abattue par son ancien compagnon, qui a diffusé le meurtre en direct sur son compte Instagram, suivi par des milliers d’internautes. La victime avait quelques jours plus tôt porté plainte dans un commissariat de Tuzla, sans qu’aucune mesure ne soit prise pour assurer sa sécurité.
Selon des statistiques de l’OCDE, plus de 48 % des femmes bosniennes de plus de quinze ans auraient subi des violences exercées par un homme au cours leur vie, et d’après l’Agence pour l’égalité des sexes, plus de 60 femmes auraient été tuées depuis 2015 dans le pays. Toutefois, après l’arrivée de la vague #Metoo dans les Balkans, en 2021, des rassemblements ont régulièrement lieu pour dénoncer l’impunité dont jouissent les meurtriers.
Une jeune adolescente démembrée
En Serbie, c’est le meurtre d’une adolescente transgenre de 18 ans, dont le corps démembré a été retrouvé le 6 juillet dernier dans un appartement de Belgrade, qui a mobilisé tout le pays. Vingt-neuf organisations de la société civile ont adopté une déclaration exigeant “la peine la plus lourde prévue par le Code pénal” pour l’auteur du crime, en rappelant qu’il s’agissait déjà du vingt-deuxième féminicide commis depuis le début de l’année dans ce pays.
C’est toutefois en Bulgarie, en retrait lors de l’apparition du mouvement #metoo, que les mobilisations les plus fortes ont été enregistrées. Le 31 juillet, 10 000 personnes ont manifesté devant le Palais de Justice de Sofia. Ici, c’est un crime commis le 26 juin à Stara Zagora, dans le centre du pays, qui a servi de détonateur : une jeune fille de 18 ans a été agressée par son ancien compagnon, âgé de 26 ans. Défigurée, elle a reçu une vingtaine de coups de couteau. L’examen médico-légal n’a pourtant constaté que des “blessures corporelles légères” et l’assaillant a été remis en liberté 72 heures après son arrestation…
Au Kosovo, l’heure était plutôt à la satisfaction, après le verdict “historique” rendu le 4 août par le tribunal de Ferizaj, condamnant à la réclusion à perpétuité le meurtrier de Marigona Osmani, une jeune femme de 18 ans rouée de coups jusqu’à son décès. “Cette décision peut difficilement être modifiée en appel, étant donné que le meurtre a été filmé par les caméras de surveillance de l’appartement”, se félicite Besarta Breznica, chargée de programme pour la lutte contre la violence basée sur le genre au Kosovo Women Network, interrogée par la télévision KTV. De son côté, le Collectif kosovar pour la pensée et l’action féministe tenait à rappeler qu’il était difficile d’oublier “que Marigona pourrait encore être en vie aujourd’hui si l’État l’avait protégée à temps”.
L’absence de réaction des autorités dénoncée
C’est en effet la faible réaction de la police et des autorités judiciaires qui est partout pointée comme l’une des causes de cette “épidémie” de féminicides. Le Centre pour le journalisme d’investigation de Serbie (CINS) a ainsi pu analyser 117 meurtres de femmes portés devant la justice entre 2014 et 2022, et plus de la moitié des cas n’ont pas été qualifiés de “meurtre aggravé” mais simplement de “violences conjugales ayant entraîné la mort”, un crime passible au maximum de quinze ans de prison en Serbie. De fait, 70 % des verdicts prononcés ont été des peines inférieures à 15 ans, certains juges n’hésitant pas à invoquer des circonstances atténuantes, ou allant jusqu’à rejeter une partie de la responsabilité sur les femmes assassinées.
Il en va de même en Bulgarie, où les violences domestiques seraient “très peu prises en charge par la justice”, selon l’avocate Elena Krasteva, coordinatrice pour l’Alliance pour la protection contre la violence, une association qui propose des aides juridique et psychologique aux victimes et qui témoignait pour le Courrier des Balkans. En 2022, le ministère du Travail et de la politique sociale n’a ainsi recensé “que” 188 cas de violence conjugale. Et, poursuit Elena Krasteva, si le Code pénal sanctionne les violences domestiques, il n’y a “pas de sanction plus sévère prévue pour les délits sexuels commis dans le contexte de la violence domestique”.
“Chez nous, les gens sont comme ils sont – ils aiment se mêler des affaires des autres. Ils guignent dans les cours, surveillent les arbres fruitiers, les vignes et les porte-monnaie. Ça les intéresse de savoir qui a combien, qui est brouillé avec qui, à quel prix tu as vendu une guimbarde ou un champ. […] Mais il y a une chose dont ils ne se mêlent pas – c’est si tu cognes ta femme”, écrit dans l’une de ses nouvelles l’écrivain croate Jurica Pavičić.
Patriarcat et banalisation de la violence
Une image patriarcale demeure attachée aux Balkans, même s’il faut se garder des clichés, les statistiques, certes imparfaites, de la violence n’étant pas plus élevées qu’à l’ouest du continent. Beaucoup de féministes rappellent que les droits des femmes, acquis sous le socialisme, ont été remis en cause au cours des trente dernières années, notamment du fait de la banalisation d’une “culture de la violence”. Les tueries de masse qui ont endeuillé la Serbie au début du mois de mai sont un phénomène nouveau dans ce pays, hélas révélateur de ce glissement.
Des synergies se développent pourtant entre les organisations des États de la région. Certaines étaient réunies à la fin du mois de juin à Pristina, au Kosovo. “Notre rôle est de répertorier les cas de violences et féminicides mais aussi de donner la parole aux personnes marginalisées”, expliquait Liri Kuçi, qui anime la rédaction du magazine féministe albanais Shota. Si une certaine prise de conscience de ces violences a émergé ces dernières années, la journaliste serbe Jovana Gligorijević reconnaissait qu’un “gros travail reste à faire et des ponts doivent être créés entre les pays, en dépit du manque de réponse des autorités”.