Réécriture des manuels scolaires en Russie : “Vladimir Poutine livre aussi une guerre contre les Russes”
Haine, guerre, destruction… La propagande actuelle n’a rien à voir avec ce que l’on observait sous l’ère soviétique, assure la professeure de Science-Po Paris Marie Mendras.
- Publié le 04-09-2023 à 12h12
- Mis à jour le 05-09-2023 à 10h36
Cinq mois. De l’aveu même des “réviseurs” des manuels scolaires qui ont été imposés à tous les jeunes Russes ce 1er septembre, il n’a fallu que cinq mois pour repasser sur les quatre-vingts dernières années et y ajouter vite fait un gros chapitre sur “l’opération militaire spéciale” en Ukraine. Certes, certains passages avaient déjà été retravaillés. Vladimir Poutine veille depuis des années à ce que le message soit clair, univoque et bien compréhensible pour tout un chacun. Mais ce timing express porte d’emblée un coup fatal à l’argument – tout à fait envisageable – selon lequel Moscou avait peut-être simplement envie de livrer sa propre version du conflit et de l’histoire récente.
”Il n’y a absolument aucune volonté de fournir un travail d’historien”, commente Marie Mendras, professeure à Sciences Po Paris et chercheure au CNRS. “Il s’agit uniquement de propagande de guerre. Si je n’étais pas une spécialiste de la dictature de Poutine, je trouverais cela ahurissant, mais désormais, plus rien ne m’étonne. Toute la réalité historique est fabriquée et inversée. Dans ces manuels, comme dans les discours de Poutine, vous avez une description à peu près honnête de la politique du Kremlin si vous remplacez les mots “Ukraine” par “Russie”.
Comment expliquer cette volonté presque maladive de justification et d’endoctrinement ?
C’est une dictature militaire en fin de course qui mène une guerre qu’elle ne peut pas gagner, pas besoin de chercher d’autre raison. La façon dont ce manuel a été rédigé est très primaire, c’est un livre de haine, de guerre et de domination sur les autres pays. La photo de couverture représente le pont de Kertch avec des jeunes posant à côté d’un missile, comme si c’était un symbole de grandeur. D’autres manuels similaires sont destinés aux écoles primaires, et rien de tout cela n’est neuf : dans les années 2000, Vladimir Poutine avait déjà fait distribuer gratuitement des cahiers et des agendas où pratiquement toutes les illustrations étaient guerrières : chars neufs, soldats, statues, défunts,…
Pourquoi remonter jusqu’aux années 40-45 ?
Cela fait près de vingt ans que l’histoire de la Russie est malmenée, notamment les années Gorbatchev et Eltsine, tous deux présentés comme de très mauvais présidents. Vladimir Poutine mène une guerre de destruction insensée en Ukraine mais également une guerre contre les Russes, contre la culture, la connaissance, l’information, la mémoire, la vérité, l’humanité. C’est presque pire que durant l’ère soviétique. Les encyclopédies de l’époque soviétique avaient des trous, imposés par la censure. Par exemple, les photos et articles positifs sur Khrouchtchev avaient été découpés à la main après sa démission, le censeur signait son crime. Il est important de rappeler qu’en Union Soviétique – de 1987 jusqu’en 2002, soit durant quinze ans – un travail colossal a été effectué par les historiens de Russie, d’Ukraine, de Géorgie, avec des historiens étrangers dans les archives enfin ouvertes, pour produire des ouvrages scientifiques ainsi que des manuels destinés aux écoles, aux lycées et aux universités. Les meilleurs livres d’histoire sur le Stalinisme, les purges, la famine en Ukraine écrits par des historiens étrangers ont également été traduits en russe à l’époque. Ces ouvrages ont disparu aujourd’hui des bibliothèques. Ce qui se passe est dangereux parce qu’en fabriquant un récit historique mensonger, le régime Poutine empêche le travail de mémoire qui est indispensable pour permettre aux Russes de connaître leur histoire et de se sentir responsables des actes commis en leur nom par l’État.
La notion de réaction à une agression occidentale revient sans arrêt. N’est-ce pas un classique de la littérature soviétique ?
Au contraire, c’est récent. Il y a une dizaine d’années, les États-Unis et les pays européens n’étaient pas présentés comme des ennemis irréductibles. On ne conspuait pas l’Occident satanique, comme on le fait aujourd’hui. L’escalade verbale et militaire a commencé en 2014 avec l’occupation du Donbass et l’annexion de la Crimée.
Est-ce que cette méthode fonctionne ?
Ce n’est pas de la persuasion, c’est de l’endoctrinement. Des millions de jeunes sont vulnérables à ce récit fantasmagorique s’ils ne vivent pas dans des familles avec une bonne éducation, des livres, un sens critique, qui peuvent dire à leurs enfants : “Tout ça c’est du mensonge, tu es obligé de le répéter à l’école, mais la vérité historique est ailleurs”. C’est pour cela que le travail de mémoire et de responsabilisation des Russes sur les crimes de guerre sera essentiel dans la renaissance d’une société ouverte et libre.