La mort lente de Venise : "Nous sommes considérés comme une espèce non pas protégée, mais qui vit dans un parc à thème"
L'Unesco a finalement décidé de ne pas inscrire la cité lagunaire sur la liste du Patrimoine mondial en péril. Une annonce qui ne réjouit pas forcément les Vénitiens.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/30429a43-6357-4ff4-a4c1-f0557395fcc2.png)
- Publié le 15-09-2023 à 21h02
- Mis à jour le 18-09-2023 à 15h09
“Selon moi, l’Unesco n’est plus crédible !” La déception se lit sur le visage de Lidia Fuersoch après la décision, prise jeudi soir par les membres de l’Agence des Nations unies réunis à Ryad, de ne pas inscrire Venise et sa lagune sur la liste du Patrimoine mondial en péril.
Vénitienne engagée, présidente de l’association Italia Nostra de Venise, Lidia Fuersoch est aussi celle qui écrit régulièrement depuis 2011 aux experts de l’Unesco pour dénoncer la mort lente de Venise. “Quand cette civilisation millénaire n’existera plus parce que les habitants seront tous partis, Venise ne sera plus qu’une scène de théâtre vide pour des hordes de touristes qui se promènent et qui prennent des photos, mais ils photographieront un cadavre”, glisse-t-elle avec cynisme en regardant passer des touristes. “Venise perd mille habitants par an, à ce rythme, dans cinquante ans, il ne restera plus personne dans la ville, et cela, l’Unesco ne l’a pas compris. Ce n’est pas seulement pour sauver des palais ou la place Saint-Marc que nous les avons interpellés ! ”
L’exode des Vénitiens
Dans la Via Garibaldi, le quartier près de l’arsenal qui est encore peuplé de Vénitiens, elle note les vitrines des magasins vides, et photographie, avec son téléphone, les pancartes qui indiquent que des maisons et des commerces sont à louer ou à vendre. Le propriétaire du restaurant voisin l’interpelle, “cette pancarte a été placée hier, le luthier a décidé de partir à la retraite, il met son commerce en location, je suppose que ce sera un nouveau bar. Il n’y a que les bars qui ne font pas faillite ici, dit Marco Constantini. Les restaurants tenus par les vrais Vénitiens ne sont plus très nombreux, et désormais il y a plus de touristes qui dorment à Venise que de résidents, nous sommes moins de cinquante mille alors que dans les années septante on était plus de deux cent mille ! ”
La fuite des habitants est pourtant l’une des raisons pour laquelle les experts de l’Unesco avaient proposé d’inscrire Venise sur la liste du patrimoine en danger. “C’était important pour nous que l’Unesco entende notre appel, souligne Lidia Fuersoch, parce que si Venise avait été inscrite sur cette liste, l’État et la Commune ne pouvaient plus argumenter qu’ils sont en train de tout faire pour sauver la cité, car en réalité ce n’est pas vrai. Le nombre d’hôtels et de chambres à louer augmente sans cesse, le nombre de touristes est devenu insupportable et les bateaux de croisière, certes ne passent plus par le bassin de Saint-Marc, mais avec sept arrivées par semaine dans la lagune, ces bateaux provoquent encore une houle qui endommage tout autant les habitations ! ”
Un ticket à 5 euros qui a sauvé la mise
Quelques jours avant la réunion de l’Unesco, le conseil communal a voté, après une discussion houleuse, la décision d’appliquer un ticket d’entrée d’une valeur de cinq euros par touriste à partir du printemps 2024. “C'est clairement une décision prise pour contenter l’Unesco, affirme sans sourciller l’échevin Michele Zuin. Nous avons toujours écouté les critiques. L’Unesco nous a interpellés sur les bateaux de croisière et en 2021 nous avons interdit le passage dans le bassin de Saint-Marc ; l’Unesco nous a alertés sur le fait que Venise était trop souvent inondée à cause des grandes marées, et nous avons poussé pour accélérer la mise en fonction du système de barrières hydrauliques ; l’Unesco nous critique pour le tourisme de masse et nous sommes la première ville au monde à adopter le ticket d’entrée. Dans cette ville, ils sont toujours forts pour parler et critiquer, mais selon nous, le ticket d’entrée est le seul moyen de réguler les flux touristiques. ”
Dès le printemps 2024, les touristes devront réserver leur visite s’ils veulent venir une seule journée dans la Sérénissime. L’entrée sera payante les jours de forte affluence, comme le 1er mai ou certains week-ends d’été. “C’est un affront”, estime Lidia Fuersoch. “Avec ce ticket nous sommes considérés comme une espèce non pas protégée, mais qui vit dans un parc à thème, un parc où les visiteurs paient pour venir voir ! ” Les habitants demandent depuis des années la limitation annuelle du tourisme, avec un numerus clausus quotidien même pour les touristes qui dorment dans la ville.
“Le ticket d’entrée rapportera un million et demi d’euros en 2024, explique pour sa part l’échevin Michele Zuin qui s’occupe du budget, mais ce n’est pas pour l’argent que nous l’avons introduit. Avec ces fonds nous investirons dans la rénovation de logement à loyer modéré pour permettre à des familles de rester à Venise”, promet-il.
Venise, nouvelle Atlantide
Le tourisme de masse, la fuite des habitants et les marées exceptionnelles trop fréquentes sont les trois menaces qui pèsent sur la ville lagunaire.
“J’ai été traumatisé par la grande marée de 1966, j’avais douze ans”, raconte Andrea Rinaldo, l’ingénieur en hydraulique qui vient de remporter le “Stockholm water prize” considéré comme le prix Nobel de l’eau. Ce Vénitien de naissance, directeur du laboratoire d’hydrologie de l’Université de Lausanne et professeur à l’Université de Padoue est formel : “Venise est née sur l’eau, est devenue riche et belle grâce à l’eau mais pourrait aussi mourir à cause de l’eau ! ”
Vénitien de souche, il a décidé de mettre son savoir au service de la ville. Il cherche des fonds pour financer une recherche scientifique, afin de trouver des solutions innovantes pour éviter que Venise ne devienne la nouvelle Atlantide. “Les modèles scientifiques sont clairs, dans cent ans, au mieux, le niveau de la mer sera plus élevé d’un mètre, mais peut-être aussi de trois mètres, si les glaciers fondent. Le projet MOSE, les barrières flottantes, nous laisse quelques années de répit, mais il est grand temps que nous trouvions des solutions à long terme si on veut que Venise survive après 2100. ”
Les marées exceptionnelles obligeraient à fermer les barrières de la lagune plus de deux cents jours par an, ce qui signifie la mort des activités portuaires. “Venise pourrait au contraire devenir l’exemple parfait de résilience, ou comment une ville, trop belle et précieuse pour être déplacée, peut se réinventer pour lutter contre la montée des eaux ! ” Comme les Doges qui ont dressé des murs pour protéger la cité pendant des siècles, la Sérénissime a besoin aujourd’hui d’un nouvel effort collectif pour se sauver de l’eau et des touristes, avec ou sans l’Unesco.