À la frontière entre l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, les répercussions du blocus du Haut-Karabakh : "Ici, c’est la guerre"
Les tensions autour de ce territoire que se disputent Bakou et Erevan suscitent l’inquiétude des Arméniens vivant à proximité. Et de ceux séparés de leur famille depuis la fermeture complète du corridor de Latchine, seule artère reliant l’Arménie à son cœur historique désormais enclavé dans l’Azerbaïdjan.
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- Publié le 18-09-2023 à 11h26
- Mis à jour le 18-09-2023 à 11h27
En bordure de la frontière du Karabakh, territoire contrôlé par l’Azerbaïdjan mais peuplé quasi exclusivement d’Arméniens, le village de Nurabak est désert. Théâtre d’affrontements qui ont fait cinq victimes militaires le 1er septembre, il n’est troublé que par le passage de quelques véhicules de la Croix-Rouge transbahutant des militaires arméniens blessés. La beauté abandonnée produite par l’excavation de la mine d’or frontalière, aujourd’hui à l’arrêt, ne trompe personne : “Ici, c’est la guerre”, tonne le tenancier de la seule échoppe de la localité.
Dans le village adjacent de Shatvan, les regards sont à la fois fuyants et soupçonneux. Assise dans son jardin, Marietta raconte cette “nuit de terreur” : “Je pouvais voir dans le ciel la lumière des tirs, mais je n’ai pas l’électricité. J’ai fui sans parvenir à trouver mes affaires”. Son histoire suit le tracé de celle des Arméniens du Haut-Karabakh.

La poudrière du Caucase
L’Azerbaïdjan et l’Arménie, tour à tour vainqueur et vaincu, se disputent le contrôle du territoire du Karabakh depuis la chute de l’Union soviétique. Rattaché à la République d’Azerbaïdjan par Moscou en 1921, le Haut-Karabakh (la zone élevée du Karabakh) compte alors un peuplement arménien important. En 1988, des pogroms éclatent à Sougmaït, au nord de Bakou, la capitale azérie. Marietta a alors fui avec sa famille pour rejoindre le Haut-Karabakh, où un long conflit entre les deux jeunes républiques indépendantes a éclaté.
L’Arménie en est sortie victorieuse, prenant possession de l’entièreté du Karabakh et poussant à l’exil la population azérie qui y vivait dans une relative cohabitation. Mais la guerre qui a opposé Bakou et Erevan et qui s’est poursuivie durant sept ans entre 1988 et 1994 a également forcé des Arméniens à fuir cette région montagneuse. La famille de Marietta a refait ses bagages pour s’exiler à nouveau en 1991 et s’installer de l’autre côté de la frontière du Karabakh, à Shatvan, un village presque entièrement constitué de réfugiés.
Mais près de trente ans plus tard, l’Azerbaïdjan a pris sa revanche. Fort d’une armée équipée de drones turcs, la pétro-dictature est en effet sortie victorieuse d’une guerre éclair en 2020. À l’issue de ce nouveau conflit, un traité de paix a été signé sous l’égide de Moscou : l’Azerbaïdjan a ainsi pris le contrôle de sept districts du Karabakh entourant le Haut-Karabakh, ainsi qu’une partie de celui-ci, autour de la localité de Chouchi.
Une paix précaire
La Russie s’est alors posée en garante d’une paix impériale : deux mille soldats assurent la présence arménienne dans la zone qui demeure sous leur contrôle, tout en garantissant la circulation à travers le corridor de Latchine, seule artère reliant l’Arménie à son cœur historique désormais enclavé dans l’Azerbaïdjan.
Cette paix est cependant toute relative. Alors que l’Arménie se refuse à digérer toute concession territoriale et rêve de revanche, “l’Azerbaïdjan [lui] est convaincu que la guerre de 2020 était incomplète, qu’ils n’ont pas gagné suffisamment”, analyse Richard Garossian, directeur du Centre d’études régionales de l’Université d’Erevan. Autrement dit : Bakou voudrait mettre la main aussi sur la partie du Haut-Karabakh qui lui échappe.
Les incursions fréquentes de l’armée azérie sur le territoire frontalier arménien, comme à Nurabak, “visent à mettre la pression sur l’Arménie et à répondre aux attentes de la population de davantage de victoires”, ajoute notre interlocuteur. Le déploiement d’observateurs de la mission de l’Union européenne en Arménie (EUMA), croisés dans la région, vise à “soutenir les efforts de désescalade. Cette mission est déterminée à coopérer étroitement avec les deux parties en vue d’atteindre l’objectif ultime d’une paix durable”, selon les mots de Joseph Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Marietta, elle, se vit comme une “double exilée” : “Que faire ? Où partir à présent” alors que les attaques de l’Azerbaïdjan se multiplient autour de son village ?

À Stepanakert, la menace de la famine
La même inquiétude traverse les exilés du Haut-Karabakh séparés de leur famille depuis la fermeture complète du corridor de Latchine. En y installant un checkpoint en avril 2023, au bénéfice de la passivité des gardiens de la paix russes (lire ci-contre), Bakou a resserré son étau autour du Haut-Karabakh. Et en décidant, le 15 juin dernier, de bloquer l’accès à l’enclave aux aides médicales et alimentaires, l’arme humanitaire est entrée dans l’arsenal azerbaïdjanais.
Le 7 août, Luis Moreno Ocampo, ancien procureur de la Cour Pénale internationale a qualifié de génocide le blocus azéri du Haut-Karabakh, peuplé de près de 120 000 personnes. Basé sur l’article 2 de la convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide caractérisé par la “soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle”, l’appel a suscité de timides réactions internationales. Depuis lors, au Haut-Karabakh, la situation humanitaire empire de jour en jour.
Sarine Hayriyan s’est exilée à Erevan à l’issue de la guerre de 2020. Sa famille vit toujours à Stepanakert, où elle est confrontée au dénuement et à la famine : “Il y a des files d’attente très longues aux boulangeries pour obtenir du pain [contre des tickets de rationnement distribués par les autorités locales]. Les supermarchés sont vides : il n’y a plus de sel, plus de sucre, plus de produits laitiers”, confie-t-elle.
Ainsi va la vie à Stepanakert. Si dans les villages du Haut-Karabakh, l’agriculture rend la situation alimentaire moins dramatique, c’est l’absence de carburant qui isole et condamne les malades et les femmes enceintes. Hermine Avagyan, une autre exilée à Erevan, raconte ainsi que “dans le village de ma (sa) mère, une jeune fille de huit ans a trouvé un petit bonbon. Mais elle a refusé de le manger, de peur de se souvenir du temps où il y avait des bonbons. Et elle l’a remis à sa place.”
La douleur des exilés du Haut-Karabakh
Raccrochés à leurs familles par les moyens de télécommunication, les exilés du Haut-Karabakh en Arménie vivent une déchirure, impuissants de ne pouvoir être aux côtés de leurs proches. Sarine préférerait “être là-bas qu’ici. Ici, je souffre plus. Je me mange moi-même.”
C’est dans un poème à sa mère, partagé en nombre sur les réseaux sociaux, qu’Hermine Avagyan tente de son côté de surmonter l’infrangible distance : “Je t’écris du bout du monde/car la carte du monde est trop étroite/et notre grand village/ne rentre pas dans cette étroitesse/les blocus n’ont pas de place sur la carte du monde.”