En Indonésie, une impossible transition énergétique ? “La classe politique dopée au charbon étouffe le peuple”
Alors que la capitale indonésienne est devenue en août la ville la plus polluée au monde, l’extrême dépendance au charbon du pays est pointée du doigt. Les militants écologistes questionnent les engagements réels du gouvernement en faveur d’une décarbonation, en raison des liens étroits entre le pouvoir et l’industrie minière.
- Publié le 19-09-2023 à 13h43
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Sur son compte instagram, Farwiza Farham, figure de la lutte contre la déforestation en Indonésie, poste une vidéo d’elle malade, toussant. “Je me sens détruite et impuissante face à la pollution de l’air à Jakarta, explique-t-elle. Les purificateurs d’air sont en rupture de stock partout.”
Si la capitale indonésienne n’a jamais été réputée pour la qualité de son air, elle a affiché des taux de pollution particulièrement alarmants au début du mois d’août, devenant même selon IQAir, l’entreprise suisse spécialisée dans la mesure de la qualité de l’air, la ville la plus polluée au monde. Le président Joko Widodo, se battant lui-même contre une toux persistante selon CNN Indonésie, a convoqué une réunion exceptionnelle et appelé le gouvernement à prendre des mesures urgentes pour faire face à la pollution. Il a notamment dénoncé “l’intense trafic routier, une saison sèche prolongée et les sources d’énergie notamment le charbon”.
2500 morts par an
La ville de Jakarta est en effet entourée de parcs industriels alimentés par des centrales électriques au charbon, tel celui de Suralaya considéré comme le complexe industriel le plus polluant d’Asie du sud-est. Selon une étude réalisée par le Centre de recherche sur l’énergie et la propreté de l’air (CREA), les émissions produites par les centrales au charbon dans un périmètre de 100km de la capitale sont responsables de la mort d’environ 2500 personnes par an. En dix ans, les émissions de polluants atmosphériques ont augmenté de 110 %.
Ailleurs dans l’archipel, le pays porte également les stigmates de cette dépendance au charbon. À Sumatra et dans la région de Kalimantan, sur l’île de Bornéo, extraction du charbon rime avec expropriation, destruction des forêts, sans parler de la pollution des sols, des eaux et de l’air. Avec ses quelques centaines de centrales au charbon, l’archipel de plus de 273 millions d’habitants est le 3e producteur (derrière la Chine et l’Inde) et le 1er exportateur mondial. En 2022, 61,5 % de l’électricité du pays était produite à partir du charbon.
Le double discours des autorités
Pointé du doigt en raison de ses émissions de gaz à effet de serre, le géant de l’Asean s’est pourtant engagé à enclencher sa transition énergétique. Lors du G20 en novembre 2022, l’Indonésie, qui accueillait le sommet à Bali, a obtenu dans le cadre de “partenariats pour une transition énergétique juste” (JETP) environ 19 milliards d’euros d’aides auprès de pays riches dont le Japon et les États-Unis pour réduire sa dépendance colossale aux énergies fossiles. Avec un ambitieux programme : limiter les rejets de CO2 du secteur de l’électricité à 290 mégatonnes par an d’ici à 2030 (soit sept ans plus tôt que prévu par les politiques actuelles), atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, développer les énergies renouvelables pour qu’elles représentent plus d’un tiers de la production d’électricité d’ici à la fin de la décennie et même la fermeture anticipée d’une trentaine de centrales à charbon. Un engagement pour la planète salué par les délégations du monde entier réunies sur l’île des dieux.
Mais voilà, moins d’un an après, les belles promesses semblent déjà parties en fumée. En juillet dernier, la ministre indonésienne des Finances Sri Mulyani Indrawati a ainsi interpellé un parterre de militants écologistes : “Puisque l’Indonésie a du charbon, pourquoi ne pourrait-elle pas l’utiliser ?”. Toujours en juillet, lors de la rencontre des ministres de l’Environnement du G20 en Inde, l’Indonésie faisait également partie des pays s’opposant farouchement à une réduction du recours aux énergies fossiles. Plus récemment, la ministre des Finances évoquait des défis financiers retardant la mise en place de la transition énergétique.
Les liens incestueux et politiques et oligarques du charbon
S’il ne fait aucun doute que la décarbonation est un processus lent et coûteux, de nombreux journalistes, experts et militants écologistes s’interrogent sur les motivations réelles des décideurs politiques à diriger et accélérer le virage vers un avenir plus vert. En cause : les liens incestueux entre le gouvernement et le secteur minier.
Un récent article du Jakarta Post, le principal quotidien anglophone du pays, intitulé “La classe politique dopée au charbon étouffe le peuple. Quand cela va-t-il cesser ?” dénonce ainsi “un organe politique colonisé par les oligarques du charbon qui profitent de l’utilisation de cette énergie sale, principale responsable de la pollution de l’air que nous respirons”. On y apprend notamment que Prabowo Subianto, l’actuel ministre de la Défense et grand favori à la prochaine élection présidentielle de 2024 est le principal bénéficiaire d’une compagnie minière qui contrôle près de 15 000 hectares de mines de charbon ou encore que le ministre du Tourisme détient une société d’investissement qui elle-même a des parts dans une société minière de charbon… Société qui est elle-même détenue par le frère du ministre en charge des Entreprises publiques.
Pierre angulaire de cette grande nébuleuse : Luhut Binsar Pandjaitan, vieux briscard de la politique indonésienne, actuellement ministre de Coordination des affaires maritimes et des investissements, faisant partie du premier cercle du président actuel, détient depuis 2004 une compagnie minière qui contrôle entre autres une concession de plus de 14 000 hectares dédiés à l’extraction du charbon dans la région de Kalimantan. Il vient tout juste d’être nommé par le président en tant que responsable d’une cellule spéciale destinée à trouver des solutions contre la pollution de Jakarta et ses environs.
Du charbon pour exploiter le nickel
Cette proximité se reflète nécessairement à travers les décisions gouvernementales. 350.org Indonésie, un mouvement citoyen pour l’action climatique, dénonce entre autres le décret présidentiel 122 sur “l’accélération du développement des énergies renouvelables pour la production d’électricité” . Ce décret qui, comme son nom l’indique, doit “soutenir la transition vers des énergies plus vertes” autorise néanmoins la construction de centrales à charbon sous certaines conditions, notamment si elles sont intégrées dans des complexes industriels “stratégiques au niveau national”.
Parmi ces secteurs stratégiques figurent en haut lieu, les industries d’extraction et de fusion du nickel. L’Indonésie, premier pays au monde pour ses réserves de nickel, se rêve en effet en centre régional de production de batteries et de voitures électriques. Un rêve alimenté… au charbon. “Il est évident que nos dirigeants ont d’autres intérêts que la santé de leurs citoyens” déplore Farwiza Farham.