En Egypte, al Sissi face au spectre d'une révolte des pauvres: "Il se construit des châteaux alors qu’on ne voit rien s’arranger dans les écoles”
Publié le 06-10-2019 à 14h41 - Mis à jour le 06-10-2019 à 14h43
:focal(1049x712.5:1059x702.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/U7E5EWLHM5A7PKLGOWOXKRZXZU.jpg)
Huit ans après la chute du dictateur Hosni Moubarak, le slogan “Que le régime tombe” résonnait à nouveau sur la place Tahrir, ces 20 et 27 septembre. Mais, à la différence de 2011, Le Caire n’a été qu’un des lieux de rassemblements parmi d’autres. Le vent de révolte a aussi soufflé sur la ville industrielle de Mahalla, à Suez, où l’agrandissement du Canal en 2015 était censé apporter la prospérité, ainsi que dans des gouvernorats ruraux et pauvres de Haute Égypte.
Dans les jours qui ont suivi, plus de 3000 personnes ont été arrêtées, dont 120 mineurs. C’est la vague d’arrestation la plus massive de la présidence du maréchal Abdel Fattah al Sissi.
Pauvres, pas politisés
“Ils viennent de la classe moyenne basse, de la classe ouvrière ainsi que des quartiers populaires et n’appartiennent à aucun mouvement politique, à la différence de ceux arrêtés en 2016 qui étaient beaucoup plus politisés”, précise Mohamed Lotfy à la tête la Commission égyptienne pour les droits et libertés, une ONG indépendante.
“Le régime a échoué”
À l’origine des appels à manifester, il y a un patron du secteur de la construction, lésé par l’armée, qui dénonce la corruption et le gaspillage d’argent public par le régime militaire. Dans ses vidéos, diffusées depuis l’Espagne où il est réfugié, il propose de remettre à plat tout le système, sans l’organisation islamiste des Frères musulmans ni l’armée.
Ses diatribes enflammées ont agi comme un “détonateur”, qu’Islam, employé de la poste, “attendait depuis longtemps pour pouvoir dire tout haut que le régime a échoué sur tous les plans. Le Président se construit des châteaux alors qu’on ne voit rien s’arranger dans les écoles et hôpitaux”.
À 32 ans, avec un salaire mensuel de 140 euros, ce célibataire se sent déclassé “incapable de construire une famille” parce qu’il vit “comme un mendiant, alors qu’autrefois les fonctionnaires étaient des notables”.
Les mesures d’austérité, imposées par le Fonds Monétaire International (FMI) en 2016 en échange d’un prêt de 12 milliards de dollars, ont fait grimper les prix mais pas les salaires. Selon la banque mondiale, deux Égyptiens sur trois sont “pauvres ou vulnérables”.
Le décalage entre les paroles et les actes du Président est devenu insupportable aux plus modestes, qui avaient soutenu le retour de l’armée en 2013.
Alors qu’al Sissi appelle ses concitoyens à se serrer la ceinture pour assainir l’économie, il dépense plusieurs dizaines de millions d’euros dans la construction de palaces, d’hôtels et dans des cérémonies. Les dépenses militaires ont explosé, faisant de l’Égypte le troisième importateur mondial, mais le budget de l’Éducation s’est écroulé, passant de 3,6 % à 2,2 % des dépenses nationales en l’espace de trois ans.
“Je paye 40 % de taxes, nos factures d’électricité ont explosé et je ne reçois aucun service en retour. L’administration, les routes, tout marche toujours aussi mal”, dénonce Maged, 26 ans, employé d’une entreprise américaine.
Réintégrer 1,8 million de citoyens
La modification, il y a quelques mois, de la Constitution, pour renforcer les pouvoirs du Président et allonger son mandat lui a donné une raison de plus pour descendre dans la rue le 20 septembre dernier.
Sur Facebook, le chef de l’État, réélu à 97 % en 2018, a assuré “comprendre les frustrations”. Dans la foulée, les médias égyptiens ont annoncé qu’1,8 million de citoyens seraient réintégrés au registre des bénéficiaires d’aides sociales.
Avant la cure d’austérité, environ 73 millions de personnes recevaient de 25 à 50 livres égyptiennes par mois (1,25 à 2,50 euros). Pour réduire ses dépenses publiques, le gouvernement avait radié 3 millions de bénéficiaires cette année. Officiellement, les plus riches. Mais dans le quartier populaire et décrépi de Bolaq, beaucoup se plaignent de radiations arbitraires.
Cocotte-minute
“Mes deux fils ne reçoivent plus rien alors qu’ils sont au chômage”, lance une femme âgée, avant d’être interrompue par une autre lui ordonnant ne pas se plaindre face à des journalistes. Et si l’administration réintègre un ou deux millions de bénéficiaires, le budget de l’année prochaine prévoit d’en supprimer 6 autre millions.
“Vous empêchez les gens de vivre dignement et en même temps vous leurs fermez toutes les voies d’expression pacifiques où ils pourraient se plaindre. Le résultat est une cocotte-minute qui peut exploser à nouveau, à n’importe quel moment”, estime Amr Magdi, de l’ong Human Rights Watch.