L'incroyable périple du sarcophage volé de Nedjemankh
Publié le 06-10-2019 à 10h29 - Mis à jour le 06-10-2019 à 16h37
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Depuis le 1er octobre, Nedjemankh est revenu dans son pays, l’Égypte. Son sarcophage a fait un immense périple, de Dubaï à Paris, jusqu’au Met de New York. Histoire d’une escroquerie à l’actif d’un réseau international de trafic d’antiquités. Pendant plus de 2000 ans, la momie du prêtre Nedjemankh est restée inviolée dans son cercueil délicatement doré, conçu pour transporter le défunt vers la vie éternelle. Jusqu’à ce jour funeste de 2011 lorsque des pilleurs, profitant du chaos qui régnait en Égypte, l’ont déterré dans la région d’al-Minya en Moyenne-Égypte.
De haut rang, le prêtre était estimé. Il vénérait le Dieu Bélier Hérichef. L’Égypte en était alors à sa dernière dynastie de pharaons, les Ptolémée, une centaine d’années avant la naissance de Jésus-Christ.
En prévision de ses funérailles, les anciens avaient décoré le cercueil de textes et de scènes pour protéger et guider le prêtre jusqu’à sa renaissance dans un autre monde.
Ils ignoraient que, bien plus tard, des hommes subtiliseraient la dépouille pour en faire de l’argent, que ce cercueil serait acquis par l’un des musées les plus célèbres du monde et qu’une enquête commune à quatre pays (États-Unis, Égypte, France et Allemagne) allait mettre à jour un important réseau international spécialisé dans l’exportation illégale de centaines de pièces venues d’Égypte et du Moyen-Orient.
En 2011, c’étaient les années noires de l’archéologie égyptienne. Profitant de la chute du président Hosni Moubarak, chassé par le printemps arabe, des centaines de pilleurs - parfois en sandales et armés de kalachnikovs - saccagèrent des lieux sacrés et creusèrent dans la plus grande impunité des trous dans des sites autrefois protégés par la police.
Un long voyage en bateau
Le cercueil aurait été excavé vers la fin octobre et le début novembre 2011 dans la région d’al-Minya, une zone riche en tombes de la Moyenne-Égypte et souvent évitée par les tour-opérateurs en raison de l’insécurité qui y règne. Il y a de fortes chances, estime le professeur Eugène Warmembol (ULB), qu’il provienne du site d’Herakleopolis Magna, aujourd’hui Beni Souef, où était vénéré le Dieu Bélier.
Malgré son encombrante hauteur de 2 mètres, le sarcophage (vidé de sa momie) a été transporté vers un entrepôt de Dubaï aux Émirats arabes unis, ensuite amené par bateau en Allemagne où il a été restauré, enfin vendu en juillet 2017 par un antiquaire parisien au Metropolitan Museum de New York pour environ 3,5 millions d’euros.
Ce sarcophage a été rendu à l’Égypte le 25 septembre dernier lors d’une cérémonie à New York que présidaient le procureur de Manhattan, Cyrus Vance Jr, et le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Choukri. Le ministre s’est félicité du geste américain, a annoncé que le sarcophage serait examiné de près, documenté et qu’ensuite il serait exposé dans le futur "Grand musée égyptien" du Caire qui sera inauguré en octobre 2020. Depuis le 1er octobre, le sarcophage est entreposé au Musée national de la civilisation égyptienne (NMEC), dans la banlieue du Caire.
L’Égypte multiplie les demandes de restitution de pièces archéologiques en vue de l’inauguration du "Grand Musée". Elle a tenté, sans succès, de récupérer un buste de Toutankhamon finalement vendu par Christie’s en juillet dernier pour 5,3 millions d’euros. Le Caire a demandé à Interpol de chercher l’acquéreur anonyme et agite sa loi qui renforce "des sanctions maximales, dont l’emprisonnement à vie, pour ceux qui trafiquent des antiquités", a averti le ministre à New York.
Le Met dit avoir agi en bonne foi
Le Metropolitan Museum affirme avoir acheté en bonne foi le cercueil de Nedjemankh. Il a été la pièce centrale d’une exposition consacrée au prêtre Nedjemankh, ouverte en juillet 2018. Près de 450 000 visiteurs l’avaient vu quand le Met, en février 2019, le retira abruptement de l’exposition. C’est la police qui le saisit, sur base d’une enquête menée par le procureur de Manhattan, son unité contre le trafic d’antiquités dirigée par le superflic Matthew Bogdanos, avec l’aide du Homeland Security Investigations (HSI).
Au contraire des polices européennes, qui tendent leur filet patiemment avant d’attraper d’un seul coup les gros et les petits poissons, les Américains sont plus communicatifs. Leurs enquêteurs déploient des moyens technologiques avancés, comme la géolocalisation et les écoutes téléphoniques internationales, pour lutter contre le trafic d’antiquités. C’est un marché qui aiguise bien des appétits et qui nécessite une étroite coopération internationale pour démanteler les réseaux de trafiquants.
Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, il représenterait de 3,1 à 5,7 milliards d’euros, pour un marché mondial légal de l’art et de l’antiquité d’environ 50 milliards d’euros annuels dont 20 milliards en Europe.
La licence d’exportation était fausse
L’enquête a démontré que les receleurs du sarcophage avaient utilisé une fausse licence d’exportation égyptienne, datée de 1971, pour exporter une pièce qui n’a été découverte qu’en 2011. La licence prétendait que le sarcophage appartenait au marchand Habib Tawadros, qui avait ses bureaux juste en face de l’hôtel Shepheard’s au Caire, et que le sarcophage avait été exporté vers la Suisse.
En 1971, la Convention de l’Unesco visant à interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels n’était pas encore entrée en vigueur. Elle le sera un an plus tard. Plus fatal, a expliqué le procureur Vance, la licence d’exportation de mai 1971 portait le sceau de la République arabe d’Égypte. "En mai 1971, elle n’existait pas encore, c’était la République unie d’Égypte", dit-il.
Le procureur estime aussi que le Met aurait dû se méfier d’autres éléments. Un, le sarcophage n’est apparu sur le marché qu’en 2011. Deux, il n’y avait aucune documentation, ni photographie, ce qui est curieux pour une pièce qui aurait été soi-disant découverte dans les années 1970. "Il y a des leçons à tirer", estime M.Vance.
Le Met contribue à l’enquête et a fait amende honorable dans un communiqué publié lors de la saisie en février dernier. "Nous apprendrons de cet événement - spécifiquement, je dirigerai une révision de notre programme d’acquisition - pour comprendre ce qui peut être fait de plus pour prévenir de tels événements à l’avenir", a promis Max Hollein, le directeur du musée. Sollicité cette semaine par mail, le musée n’a pas voulu en dire plus.
Le Met a aussi annoncé qu’il utiliserait "tous les moyens" pour récupérer ses 3,5 millions d’euros auprès de l’antiquaire parisien de la rue Montaigne, Christophe Kunicki. Ce dernier déclare qu’il a lui-même été victime de l’escroquerie. Mais il est dans le collimateur des enquêteurs.
Un réseau international dans le collimateur
D’autant qu’à New York, le procureur Vance affirme que l’affaire du sarcophage n’est que la pointe d’un iceberg beaucoup plus grand, un "réseau international de trafiquants" qui est sous enquête depuis sept ans. Son lieutenant, Matthew Bogdanos, a ajouté en conférence de presse que le réseau avait exfiltré des centaines de pièces en provenance d’Égypte, de Syrie, d’Irak, de Libye, de Jordanie et du Liban. "Tout le monde était complice, a-t-il dit, ceux qui ont pillé, ceux qui ont restauré et ceux qui ont vendu."
Les experts estiment que ce n’est que maintenant que vont commencer à apparaître sur le marché des centaines d’antiquités volées durant la guerre de Syrie, d’Irak et de Libye. En attendant, elles ont été sans doute mises à l’abri dans des ports francs comme Hong-Kong, Dubaï ou Genève, où s’entassent des milliers d’œuvres d’art. Ces ports francs assurent au commerce de l’art, légal ou illégal, un stockage sécurisé à long terme tout en étant extraterritorial et exempté de droits de taxes. Une sorte de paradis fiscal, en quelque sorte, d’où, de temps à autre, sortent des pièces qui sont consignées chez un antiquaire pour une vente ou proposées à la vente publique.
L’argument des antiquaires
Pressés de toutes parts, les antiquaires font valoir que, s’ils n’avaient pas exfiltré des œuvres d’art de pays en guerre, celles-ci auraient été détruites sur place. Avec eux, ces œuvres sont préservées et restaurées.
Mais d’autres experts soulignent que le trafic finance des activités comme le terrorisme (Daech a un département d’antiquités et délivrait dans son califat des permis de fouilles pour se financer). Avec l’absence de régulation, un marché opaque, la culture du secret et le peu de moyens fournis par plusieurs pays à la lutte contre ce trafic (dont la Belgique), "vous créez les conditions idéales pour le blanchiment d’argent, la fraude, l’évasion fiscale, et, bien sûr, le financement du terrorisme", estime Tess Davis, directrice de l’Antiquities Coalition de Washington.